En images: l’importance de l’instant décisif, par dix photographes de l’agence Magnum
Henri Cartier-Bresson, cofondateur de l’agence Magnum, n’est pas associé avec l’idée d' »instant décisif » pour rien: avec son concept, il a influencé durablement la théorie et l’histoire de la photographie. Pour les plus jeunes photographes de l’agence d’ailleurs, l' »instant décisif » reste encore aujourd’hui bien présent.
Pendant cinq jours à compter d’aujourd’hui, une vente en ligne de tirages des photographes de Magnum met d’ailleurs un point d’honneur à rendre leur gloire à ces « images à la sauvette » (du titre original du livre de Cartier-Bresson publié en 1952) au travers de plus de 60 photographies. Parmi les photographes représentés, autant de classiques que de contemporains, avec notamment Martin Parr, Alex Webb, René Burri, Elliott Erwitt, Tim Hetherington, Newsha Tavakolian, Peter van Agtmael ou Eve Arnold.
Chaque photographe de l’agence Magnum Photos a été invité à sélectionner une image de ses archives et à réfléchir à l’importance de l’instant décisif dans son travail. Leurs réponses écrites créent alors ensemble un « portrait collectif de la pensée critique qui définit l’agence ».
« Que se passe-t-il dans l’esprit d’un photographe quand il prend sa photo? Quelles sont les conséquences morales ou éthiques dans la quête de l’instant décisif? Quelle part joue l’inconscient? La prise de conscience d’un instant décisif est-elle toujours dans le présent, ou peut-elle venir plus tard? Existe-t-il seulement un instant décisif? » Autant de questions auxquelles les photographes ont donné leurs réponses toutes personnelles. Nous en avons sélectionné dix tous azimuts.
>> Magnum Square Print Sale, du 6 au 10 juin sur shop.magnumphotos.com. Tirages 6×6 », signés et « qualité musée », 100$/pièce.
>> Exposition Alex Webb, The Suffering of Light, du 22 juin au 7 août au Botanique (Museum), Bruxelles. www.botanique.be
« Je me souviens de la photo de 1930 de Martin Munkacsi de trois enfants éclairés de dos et courant vers les vagues écumeuses du lac Tanganyika: Cartier-Bresson avait dit qu’elle avait inspiré son travail. Dans ma photo, le mouvement des enfants semble déconstruit dans ses phases successives, comme dans une photo de Muybridge. Un enfant a toujours un pied sur la rive, les autres volent dans les airs, plusieurs touchent la surface de la rivière. La rivière est comme un miroir trouble qui reflète leurs ombres, groupées dans un triangle parfait.
Dans les années 60, la plupart des photographes Magnum, à part Ernst Haas, utilisaient le noir et blanc, entre autres parce que les magazines ne reproduisaient pas bien la couleur. Mais quand je suis allé au Brésil, j’ai été stupéfait par la lumière et la couleur, tellement similaire au Maroc où j’avais passé ma jeunesse. Ma réponse aura été de commencer à prendre mes photos en Kodachrome 2. Le film était lent mais parfait grâce à sa résistance à la chaleur et à l’humidité. À partir de cette année, la couleur est devenue une composante essentielle de mon travail: la couleur était mon instant décisif. »
« Le sac qui vole, pris le vendredi 27 avril 1984. Issu de mon premier reportage photo en Chine. J’ai pris un vol de Paris à Moscou, puis un train de Moscou à Pékin: une semaine à bord du train transmongolien. Deux jours après notre arrivée, nous devions visiter le monastère bouddhiste de Baoguang (littéralement: lumière divine) dans la ville de Xindu, province du Sichuan. Sur le mur, le symbole du bonheur était gravé, peint et en relief. Selon la tradition, les touristes chinois, partant à quinze mettre du mur, devaient essayer de toucher le symbole au milieu des quatre points en relief, en y marchant les yeux fermés et les mains tendues. S’ils y arrivaient, ils devraient avoir une vie pleine de bonheur. Je ne comprends toujours pas le chemin qu’a pris ce sac volant, ni d’où il venait, ni où il voulait aller. »
« Je suivais souvent cet homme et son coq à l’orée de la ville. Il se promenait, fumait son cigare, parlait à son animal. Ce que la lumière de l’après-midi connecte, c’est un sommet d’interaction entre les deux. »
« L’instant décisif, quand on y pense, est un concept à une dimension. Il traite de temps ou de timing. Il ne fait pas justice au sens plus large derrière l’idée de Henri Cartier-Bresson ou à l’approche de la photographie élégante et claire du maître du 20e siècle. C’est-à-dire une composition nette, la géométrie, la qualité de la lumière et du sujet. Cette photo, prise à Moss Side, Manchester, se marie bien avec la signification plus large et l’influence de l’esprit de Cartier-Bresson sur moi. J’ai pris deux ou trois pellicules de cette scène lorsqu’elle se déroulait, mais il n’y a qu’une photo qui marche, où tous les éléments sont rassemblés: timing, composition, géométrie et la situation telle que je voulais m’en souvenir. »
« Parfois, vous réalisez que vous faites partie d’un moment qui a tous les éléments visuels requis pour créer une bonne photo, et qui communique donc l’atmosphère dont vous faisiez partie. Pour moi, c’est l’instant décisif. J’ai vécu un tel moment avec cette famille à Amarillo, Texas. Ils avaient toutes les raisons d’être tristes et d’abandonner: trois membres de la famille sur quatre étaient malades, ils étaient pauvres et vivaient dans une caravane très sale et remplie d’insectes nuisibles. Au lieu de rentrer chez eux, les parents roulaient souvent dans la ville après avoir été chercher leurs enfants à l’école. Ce jour-là, dans l’hiver froid, ils venaient d’aller acheter des sodas et des chips et ont décidé, plutôt que d’aller au cinéma, de conduire à travers les quartiers riches pour regarder les décorations de Noël sur les grosses maisons. Ils n’ont jamais ressenti la moindre jalousie envers les riches, ils appréciaient juste les lumières magnifiques et le temps passé ensemble. Je me suis sentie pareille et j’étais contente qu’ils partagent ce moment avec moi. Ce genre de moment est vraiment rare et ne m’arrive qu’une ou deux fois par an. »
« J’ai pris cette photo en 1988 quand j’écrivais mon second livre à Delhi. En conduisant le long d’un complexe de lutte (Akhara), j’ai vu cette porte d’entrée aux couleurs criardes avec deux lutteurs dessus. Je me suis arrêté, et quand j’ai poussé la porte, voici ce qu’il s’y passait. Je suis resté au même endroit, j’ai pris quelques clichés où les formes humaines de l’intérieur et l’extérieur s’épousaient, je les ai remerciés, j’ai refermé la porte et je suis reparti. Il y a des situations qui sont physiquement très dramatiques et fortes; ce qu’il faut, c’est attendre que les éléments respectifs (ici, les formes humaines et l’action physique) se synchronisent pour que la relation qu’ils entretiennent en fasse une expérience complète et renforcent la structure de la photo, lui apportant un certain dynamisme. Bien sûr, les couleurs étaient spectaculaires et les formes ont fait le reste, et c’est comme ceci que l’instant décisif apparaît puis disparaît aussitôt. »
« J’étais assise là sur la plage, à penser à toi: le noir dans tout ce blanc, la queue se muant en un coup de fouet. Tu avais tourné ta tête vers moi. Les bajoues qui pendent, prêtes à émettre un aboiement, ton corps épousait parfaitement l’arc dans la neige au-dessus de toi. Ce que ce moi de 25 ans espérait, c’est que je t’aie rencontré avant de rencontrer Josef. Et à cet instant, le chien avait traversé jusqu’à la photo précédente. C’est peut-être la dernière photo d’un tom où, pour moi, la photo était uniquement centrée sur l’instant décisif. Heureusement, j’avais bientôt trouvé un monde bien plus large que ça. »
« À la conférence de Genève de 1955, le G4 (l’Union soviétique, les États-Unis, l’Angleterre et la France) tentait d’établir un processus de paix qui dure. L’ambiance était exaltante et pleine d’espoir pour le futur. Parmi une trentaine de photographes, j’attendais à l’aéroport de Genève l’arrivée du président américain Dwight D. Eisenhower. Il était accueilli par Max Petitpierre, le président suisse. J’ai remarqué un rayon de lumière, j’ai donc attendu qu’il illumine le visage souriant d’Eisenhower, laissant Petitpierre dans l’ombre. Je crois que je suis le seul photographe à avoir capturé cet instant précis. Dans les photos des autres, la lumière était sur le ventre d’Eisenhower, ou le chapeau obscurcissait son visage. »
« Je savais que je ne pourrais pas être meilleur que Henri Cartier-Bresson, j’ai donc décidé d’être le meilleur Bruce Gilden que je pouvais être. En ce temps-là, les policiers pourchassaient les gens qui vendaient des saucisses avec leurs charrettes dans les rues et leur donnaient une amende. Ce gars fuyait ainsi avec sa charrette pour ne pas être assigné. Le chien, au fond, a complété la dance. »
« Cette image me rappelle un moment de ma propre vie. Il me remet dans les chaussures de mes trente ans, alors que je commençais ma carrière de photographe à l’étranger. C’est donc comme ça que je voyais les États-Unis à l’époque? De retour pour faire de nouvelles images une décennie plus tard, la photo me supplie de considérer comment j’ai changé, comment ma perception du pays a changé, et comment la conception d’image a changé. C’est l’un de mes rares clichés des débuts qui est resté avec moi avec le temps. »
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