Violences faites aux femmes: « Qu’est-ce qui fait que savoir que ça existe n’empêche pas que ça existe? »

Céline Delbecq: "Qu'est-ce qui fait que savoir que ça existe n'empêche pas que ça existe?" © Beata Szparagowska
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Une liste bien réelle de victimes de féminicides sert de fil rouge à Cinglée, la nouvelle pièce de l’auteure et metteuse en scène originaire de Tournai Céline Delbecq. Son but: faire bouger la ligne entre ce qui est « normal » et ce qui ne l’est pas.

Si le thème de la folie était déjà présent dans le spectacle précédent de Céline Delbecq, Le vent souffle sur Erzebeth, il claque dès le titre de sa nouvelle création: Cinglée. Et quand la jeune artiste (meilleure auteure aux Prix de la Critique en 2016 pour L’Enfant sauvage) parle de la genèse de son texte, elle explique que la première personne concernée par cet intitulé, c’est d’abord elle-même. « Je présentais Phare, le monologue d’une femme qui a le courage de quitter l’homme qu’elle aime profondément mais qui la cogne, raconte-t-elle. En 2017, à l’issue d’une représentation, alors que je venais de dire qu’une femme meurt tous les trois jours en France et tous les huit jours en Belgique des suites de violences conjugales, un homme a pris la parole: « Vous avez vraiment une vision très négative des hommes! » Je ne faisais qu’énoncer des faits, des chiffres incontestables, et on me dit ça. Il y a donc clairement quelque chose qui ne s’entend pas. J’ai pensé qu’il y avait de quoi devenir cinglée. Qu’est-ce qui fait que savoir que ça existe n’empêche pas que ça existe? Ça a été la question de base. »

Céline Delbecq a alors imaginé Marta Mendes (interprétée par Anne Sylvain), immigrée portugaise installée en Belgique qui, piquée au vif par un article de journal, décide de découper et de collecter dans la presse les meurtres de femmes. Une collection qui tourne à l’obsession. Elle amasse ces faits divers entre janvier 2017 et septembre 2018. C’est-à-dire, dans la « vraie vie », le temps de l’écriture de la pièce. Et la liste qui se dresse dans le spectacle est bien réelle. Les noms sont réels, les lieux également. Ça s’est passé ici, chez nous. Cette liste des victimes belges est reprise sur le site Stop féminicide (stopfeminicide.blogspot.com). Elle compte 41 femmes en 2017 et 37 en 2018. Des femmes de tous les milieux, de toutes les origines, de tous les âges. Pour quasiment toutes, le motif du meurtre est le même. « C’est que c’est toujours la même histoire, pose Céline Delbecq. Neuf fois sur dix, ça se passe au moment où elle s’en va. « Je te quitte. » – « Alors je te tue. » Une des femmes n’est pas morte, mais elle a reçu un jet d’acide au visage. « Je te quitte. » – « Alors je te défigure, plus personne ne voudra de toi. » « Tu n’as pas intérêt à me quitter, tu m’appartiens. Et si tu décides de me quitter, je reste plus fort que toi et je te tue. » Dans ce raisonnement, la femme est l’objet de l’homme. D’ailleurs, la femme porte le nom de son père, puis celui de son mari. Et c’est tellement profondément ancré dans les moeurs que je ne sais pas si on en sortira un jour. »

Marta (interprétée par Anne Sylvain) collecte dans la presse les meurtres de femmes et interpelle par courrier le roi Philippe.
Marta (interprétée par Anne Sylvain) collecte dans la presse les meurtres de femmes et interpelle par courrier le roi Philippe.© Beata Szparagowska

Lettres au roi

Autre constat difficile à avaler: dans ces différents cas de féminicides, on savait. « Pour quasiment toutes, l’entourage était au courant qu’elles subissaient de la violence conjugale, précise Céline Delbecq. Mais personne n’intervient parce qu’on relègue ça à de l’histoire intime. Par ailleurs, beaucoup ont porté plainte à la police. Mais la police ne fait rien parce qu’elle n’est pas formée pour intervenir. » La faille dans la prise en charge des victimes de maltraitance est béante. Emmanuel Macron en a pu être témoin: début septembre, le président français visitait la plateforme d’accueil téléphonique 3919 « Violences femmes info » et a assisté en direct au refus des gendarmes de porter assistance à une femme menacée.

Dans Cinglée (aussi le participe passé de cingler, « frapper fort »), Marta Mendes décide d’écrire au roi Philippe, figure patriarcale s’il en est, pour lui rendre compte de cette situation inacceptable. « Pour Marta, il faut dire l’ampleur du massacre pour que le massacre s’arrête, précise encore l’auteure. Ce qui est profondément naïf mais elle y croit et quand elle se rend compte que même en le disant, ça ne change rien, elle s’effondre, psychiquement. »

Céline Delbecq le reconnaît: Marta tient beaucoup d’elle-même. Elle compare son action pour dénoncer les féminicides avec sa propre organisation du Marathon des autrices, un concept parisien qu’elle a importé à Bruxelles en décembre 2013. Soit 24 heures non-stop de lectures de textes théâtraux de 72 auteures, histoire d’attirer l’attention sur les inégalités entre sexes entre la matière. « Avant d’assister à ce Marathon à Paris, j’ignorais qu’il y avait si peu de femmes dans la culture. Je n’avais jamais remarqué, en fait. J’ai pensé qu’il suffisait de le dire pour que ça change. Alors après avoir organisé tout ça, quand j’ai vu la saison des théâtres qui a suivi, ça a été la dégringolade parce que rien n’avait changé. »

Cinq ans plus tard, en cette rentrée théâtrale, on constate que les programmations sont encore très masculines, mais on sent un éveil des consciences. Comme pour la question des féminicides, que l’attention soit attirée est déjà un fameux début.

Cinglée: du 10 au 26 octobre au Rideau de Bruxelles, les 5 et 6 novembre à la Maison de la culture de Tournai, du 7 au 20 novembre à l’Atelier théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve, le 21 novembre au centre culturel de Mouscron, le 22 novembre à l’Arrêt 59 à Péruwelz, le 23 novembre au centre culturel de Comines-Warneton. En 2020: le 21 janvier au centre culturel de Huy, du 23 au 25 janvier au centre culturel de Gembloux, le 28 janvier au centre culturel de Dinant, le 1er février au festival Paroles d’hommes, le 3 février au centre culturel Jacques Franck à Saint-Gilles, les 6 et 7 février à la Vénerie, à Watermael-Boitsfort.

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Dans tous les arts

Dans le sillage de #MeToo, la parole se libère à propos des violences faites aux femmes, en traversant les différentes disciplines artistiques. La preuve par trois.

Une performance

Rebota, rebota y en tu cara explota. L’Espagnole Agnés Mateus (en Espagne, c’est tous les deux jours qu’une femme meurt) s’empare seule de la scène pour une performance sous haute tension visant à démolir l’indifférence et les clichés autour de la femme.

  • Du 31 mars au 4 avril 2020 au Théâtre national, à Bruxelles.

Un film

Dirty God. La réalisatrice néerlandaise Sacha Polack s’attache, dans ce film sorti l’été dernier, au parcours de Jade (Vicky Knight, réellement brûlée dans incendie criminel quand elle avait 8 ans), jeune mère défigurée à l’acide par son ex. Une renaissance semée d’obstacles.

Une expo

Teresa Margolles. Tu t’alignes ou on t’aligne. Dans sa première exposition personnelle en Belgique (lire aussi notre interview), la plasticienne mexicaine Teresa Margolles donne un aperçu de son travail secouant autour des violences subies par les femmes dans son pays (neuf femmes assassinées chaque jour comme moyenne nationale).

  • Jusqu’au 5 janvier 2020 au BPS22, à Charleroi.

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