Serge Coosemans

Sortie de Table (5/5): Et si le Fooding allait de la fringale explosive à l’idéal sarkozyste?

Serge Coosemans Chroniqueur

Série d’été: durant les vacances, en bonus à Sortie de Route, Serge Coosemans nous fait part de ses notes, de ses trouvailles et surtout de son désarroi de voir la culture pop à ce point envahie par le Fooding. Une mini-série en 5 épisodes où il sera beaucoup question de chefs plus rockstars que Jimmy Page, de Soleil Vert et de Vice Magazine nous jouant sa Maïté…

Fin juin, j’ai commencé à suivre Munchies, le site foodie de Vice Media, sur Facebook et Twitter. Dans la minute, mes feeds ont littéralement été submergés de sujets car Munchies balance aux Belges ses liens à une vitesse et à une cadence dingues, en français, en anglais et en néerlandais. Dans les moments creux où pas grand-monde ne poste, il m’est arrivé d’avoir à la queue leu leu une demi-douzaine de sujets estampillés Munchies, plusieurs fois les mêmes d’ailleurs. Je m’avance peut-être mais je pense qu’il s’agit là d’une réelle stratégie de la part de Vice Media et non un problème d’algorithme. Vice n’a plus grand chose à voir avec le torchon irresponsable pour skaters morveux, crevards polytoxicomanes et boudins fashion d’il y a 10 ou 20 ans (10 en Europe, 20 au Canada et aux Etats-Unis). C’est aujourd’hui un véritable empire éditorial, une sorte de Condé Nast principalement 2.0 qui gagne chaque jour en puissance grâce à des alliances financières et logistiques avec Rupert Murdoch, la chaîne HBO ou encore A&E Networks, la joint-venture des groupes Hearst et Disney. Dans le cadre de cette conquête mondiale, Vice pratique donc visiblement une politique d’inondation constante des réseaux, semblant chercher à occuper la plus large partie de l’espace médiatique. Au taquet, Vice l’ouvre sans discontinuer, quitte à griller de très bons sujets en les bâclant comme des stagiaires formées par Jean-Marc Morandini. Ces mecs-là sont capables du meilleur, comme en témoignent leurs reportages très remarqués sur l’Etat Islamique, l’Ukraine et la lutte contre le cancer, mais aussi du pire; le nombre de papiers écrits et de capsules tournées par des décérébrés avec les pieds en deux minutes trente, douche comprise, restant conséquent.

Pimp my food

Comme la plupart des autres plateformes de Vice Media, Munchies balance au peuple une bien drôle de ratatouille, mélangeant les pièces de choix et les légumes pourris. Résumons l’une de mes soirées devant leurs programmes: j’ai d’abord choisi un reportage éminemment politique sur le braconnage et la dégustation d’oiseaux chanteurs à Chypre, tiré de la série Politics of Food, carrément « la caution 100% sérieuse de Munchies », d’après un article des Inrocks publié à l’occasion du lancement de la chaîne en France, en mai dernier. YouTube m’a ensuite sorti du bouquet un format court sur une bande d’hipsters de Toronto en goguette, des types aussi tatoués que fades, plus crispants qu’une tablée d’eurocrates. Ensuite, je suis tombé sur un épisode hilarant du Guide to Scotland, avec de jeunes pochetrons de Glasgow qui se saoulent au Buckfast, un ignoble vin tonique très vendu en Ecosse. Le volet suivant de cette série écossaise me parut par contre nettement plus ennuyeux, avec son anorexique névrosée emmenée à la chasse au cerf le long des Borders. Ma soirée laptop a ensuite continué avec une recette grecque d’Andy Milonakis, le Fat Prince qui surjoue au puceau obèse obsédé, et s’est achevée en suivant en cuisine un mec du fin fond de l’Oregon tombé amoureux de nos gaufres lors d’un séjour en Belgique mais qui les charge de tellement d’ingrédients farfelus que j’ai eu envie de vomir.

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Je me suis aussi enfilé quelques épisodes de Fuck that’s Delicious, la série-phare de Munchies, qui cumule des millions de vue et fait s’empiffrer devant la caméra Action Bronson, le chef devenu rappeur. C’est relativement sympa mais on se demande tout de même si cette émission cause vraiment de bouffe ou sert principalement à gonfler le facteur reprazent de Bronson et de ses potes du rap-game. Dans un épisode à la Nouvelle-Orléans, on passe ainsi très vite sur la nourriture, pourtant apparemment succulente, pour surtout s’attarder sur le fait qu’un abruti de copain du rappeur a fumé un gros pétard au réveil et est grave à la ramasse au moment de déguster son poulet frit matinal, se mettant à lourdement draguer une cliente du « chicken joint » et à quelque peu narguer des flics occupés à tranquillement petit-déjeuner dans un coin de la pièce. Quand on sait que Munchies doit son titre à l’expression désignant la fringale explosive qui suit généralement la fumette, ce n’est que logique, mais quand on sait aussi qu’Action Bronson est signé sur Vice Records, c’est tout aussi logique de se demander à quel point Fuck that’s Delicious n’est pas une version actualisée de Pimp My Ride, l’émission bien nulle du MTV d’antan avec quelques seconds couteaux du rap nineties se dévoilant soudainement fans de mécanique automobile, façon comme une autre de s’ouvrir à une nouvelle clientèle.

Moins trash que Jean-Pierre Coffe

C’est le gros reproche que l’on fait généralement à Munchies: le site est censé démontrer que la bouffe est cool mais il semble surtout intéressé par le fait de démontrer que la bouffe dans les médias n’est cool que si traitée à la Vice. Ce branding est d’autant plus ramenard que Munchies ne propose en fait pas grand-chose d’inédit ou même de réellement novateur. Dans leurs reportages, les allusions à la drogue sont nombreuses mais d’un autre côté, le site n’est pas ou très rarement critique, les questions gênantes sont le plus souvent zappées, des endroits apparemment dégueulasses sont présentés comme valant le détour et, pire, d’autres émissions de télé-réalité culinaires sont éventuellement bien plus trash, borderline, osées, réalistes et marrantes que les petites capsules souvent bébêtes de Munchies. Comme expliqué dans les Inrocks, le projet se veut pourtant « à contre-courant d’une gastronomie vieillissante asservie au diktat du Michelin et de sa logique hiérarchique », entend amener un « coup de modernité et de jeune dans l’univers de la cuisine » et cherche à combattre le « traitement stéréotypé de l’actualité food ». Pourtant, Munchies ne fait en réalité pas grand-chose de plus que très gentiment se lover dans la tendance foodie, un stéréotype en soi, et tient d’ailleurs exactement le même discours qu’Alexandre Cammas, le pape parisien du Fooding, réputé charmant mais inoffensif. Il ne faudrait pas non plus oublier que certains poids lourds des médias culinaires aujourd’hui considérés comme ringards étaient à leurs débuts bien plus rentre-dedans que Munchies et Cammas, à l’instar de Gault & Millau, par exemple, longtemps peu avares de très nets recadrages de réputations dans leurs guides et articles par ailleurs fort élégamment torchés, au délicieux venin. Pareil pour ce bon vieux Jean-Pierre Coffe, vu comme une caricature ambulante alors qu’il a toujours gardé de son passé hippie une défiance certaine envers l’ordre établi.

Passions sarkozystes?

Moi qui partage ma vie avec une docteur en histoire spécialisée dans l’alimentation, je vis entouré d’étagères entières de bouquins académiques témoignant que la bouffe était déjà une obsession sociale dès l’Antiquité et le Moyen-Age. Si on résume le Fooding à l’amour de la bonne chère et à ses enjeux socio-culturels, il n’y a donc rien de bien neuf à signaler et même la starification de certains chefs ne date pas d’hier (remember François Vatel, les gens?). La question à 1000 balles, pourquoi ce délire Fooding contemporain, pourquoi bouffer est devenu de nos jours une tendance si présente, obsédante, un chapitre si important de la pop-culture du XXIe siècle, s’explique probablement simplement par le monstrueux succès des émissions culinaires de télé-réalité qui envahissent les écrans depuis 15 ans. Elles ont assurément influencé bénéfiquement bon nombre de corniauds des fourneaux qui balançaient encore une purée innommable à leur public durant les années 90, ont éduqué le grand-public, l’ont tiré vers une certaine finesse culinaire, ont updaté ses attentes au moment de passer à table, lui ont retourné la tête donc, et ont aussi levé quelques lièvres dans la scandalite agro-alimentaire. Mais il y a peut-être autre chose…

Cuisiner est une noble profession, dans certains cas très créative et très artistique, mais cuisiner est surtout une activité très exigeante et à la pénibilité avérée. Il peut donc étonner que la pop-culture contemporaine vante à ce point les chefs parce que, des années 50 jusqu’il y a dix minutes, les principaux role-models de la pop-culture (hors-la-loi, peintres, jazzmen, musiciens, DJ’s, beatmakers, skaters, surfers, romanciers, voyous, beatniks, journalistes gonzo, cinéastes cultes, fêtards, producteurs cocaïnés, gangsters, playboys, photographes partouzeurs, mannequins, graffiti-artists, agitateurs, scientifiques décriés…) se sont toujours autoproclamés glandeurs patentés. On se doute bien que c’était souvent de la frime, mais cela n’empêche pas que ces gens étaient en partie admirés parce qu’ils étaient censés vivre la dolce vita. Or, tout le monde sait très bien que la cuisine, c’est vache, que les horaires coupés sont une abomination minant la vie privée, que les critiques font mal, que la concurrence, la pression et les boîtes noires de l’horeca rendent cinglés. En vénérant le Fooding, nous admirons donc ouvertement des gens qui bossent dur, répètent chaque jour inlassablement les mêmes routines, se tuent même éventuellement à la tâche. Tout ça pour votre putain de plaisir bourgeois. Ça n’a plus rien à voir avec le flemmard génial qui réussit les doigts dans le nez un coup lui permettant de sortir du système. En soi, nous sommes donc ici inspirés par un idéal néo-libéral, un modèle sarkozyste, le genre de trip doloriste qui donne des idées de films à Lars Von Trier. J’espère évidemment me tromper, que le branleur ne soit pas à ce point passé de mode. C’est qu’une conclusion pareille, ça me couperait drôlement l’appétit.

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