Shatha Al-Deghady, la décodeuse: « En Egypte, c’est dur de vivre en tant que femme et en tant qu’artiste »

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Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Shatha Al-Deghady, jeune artiste égyptienne qui aime décoder les symboles et mélanger les langues et les médiums, débarque bientôt à Bruxelles en tant que lauréate de la bourse Mill’s Beauty Reality Salon mise sur pied par Needcompany. Présentations.

« Nous faisons partie des chanceux », reconnaissait Jan Lauwers dans son bulletin de liaison numérique de ce mois de mars. Malgré les restrictions imposées par la Covid, sa compagnie, Needcompany (révélée à l’ensemble du public francophone avec La Chambre d’Isabella, grand moment du Festival d’ Avignon en 2004), basée à Molenbeek, peut continuer à travailler en attendant un prochain déconfinement. Avec l’ambition qu’un maximum d’artistes puissent profiter de sa position privilégiée, Needcompany a lancé une bourse, intitulée Mill’s Beauty Reality Salon. Avec la Britannique Helen Anna Flanagan, l’artiste égyptienne Shatha Al-Deghady a été choisie parmi plus de deux cents candidats.

En Egypte, c’est dur de vivre en tant que femme et en tant qu’artiste. Les autorités essaient de phagocyter la scène artistique.

« J’ai été mise au courant de la bourse via la page Facebook Opportunities for Egypt Artists, qui a été lancée par une amie il y a six ou sept ans pour relayer ce genre d’infos, explique-t-elle via Zoom depuis Le Caire. J’ai des projets en cours qui nécessitent des fonds et je voulais vraiment aller de l’avant dans ma carrière d’artiste et ne pas me résoudre à travailler en entreprise parce que je ne sais pas comment survivre. En Egypte, c’est dur de vivre en tant que femme et en tant qu’artiste. Les autorités essaient de fermer tous les anciens lieux d’art, de phagocyter la scène artistique. Et les femmes, qui ont été très actives pendant la révolution de 2011 et qui ont commencé à penser à leurs droits, sont aujourd’hui oppressées par le nouveau régime, punies en quelque sorte de s’être soulevées. »

Pour Ace of Spades, Shatha Al-Deghady (page de g.) a mené des recherches sur l'histoire complexe des cartes à jouer.
Pour Ace of Spades, Shatha Al-Deghady (page de g.) a mené des recherches sur l’histoire complexe des cartes à jouer.© Shatha Al-Deghady

Mais Shatha Al-Deghady ne regrette rien. La révolution égyptienne de ce Printemps arabe qui aura abouti à la démission du président Hosni Moubarak, en poste depuis trente ans, a été une expérience qui a changé sa vie. « Je ne suis plus la même depuis. Je me suis sentie plus courageuse, plus combative, plus motivée à m’exprimer et exprimer mes intérêts pour la dynamique du pouvoir et la psychologie. »

House of Cards

Et la dynamique du pouvoir se cache parfois sous des éléments en apparence anodins. Ainsi, pour le projet Ace of Spades (« As de pique »), Shatha Al-Deghady a mené des recherches sur l’histoire complexe et méconnue des cartes à jouer. Pas tout à fait un hasard pour celle qui s’est formée à la gravure à la Faculté des beaux-arts du Caire puisque c’est justement grâce à ce procédé, et à la xylographie en particulier, que les cartes à jouer ont pu se multiplier et, depuis la Chine et via l’Egypte, se répandre sur la planète entière. « Je pourrais en parler pendant des heures », s’enthousiasme-t-elle, rappelant notamment comment Charles Ier d’Angleterre a fondé la Worshipful Company of Makers of Playing Cards pour s’assurer le monopole de la production de cartes et en retirer d’intéressants bénéfices ; la manière dont l’as de pique des jeux de cartes anglais puis américains s’est retrouvé particulièrement orné à la suite de la décision de la reine Anne de les taxer ; ou encore comment les femmes forcées d’abandonner leur enfant se servaient d’une carte déchirée en deux dont elles laissaient la moitié avec le bébé et gardaient l’autre pour le réclamer plus tard quand elles pourraient le prendre en charge.Mais c’est finalement sur l’as de pique en tant que carte réputée porte-malheur que l’artiste s’est concentrée, s’inspirant des écrits de la militante afro-américaine Audre Lorde (Sister Outsider) et mettant en parallèle cette charge négative avec le fait de naître femme ou de naître noir aujourd’hui, dans une exposition en collaboration avec l’artiste d’origine soudanaise Amado Alfadni.

Pour sa résidence à Bruxelles, Shatha Al-Deghady souhaite travailler sur l’entre-croisement de langues qui anime notre capitale cosmopolite et multiculturelle, en vue de produire, sur la base d’interviews, un album musical composé d’extraits vocaux. Un projet dans la continuité de The Act of Touch, qui a vu le jour lors de son séjour à la Cité internationale des arts de Paris, marqué par le premier confinement. « Le 31 mars 2020, j’ai demandé aux artistes avec qui je vivais, qui venaient d’un peu partout – Australie, Iran, Pologne, Liban… – d’enregistrer une heure de leur journée et de répondre à la question du futur de l’art dans cette période étrange, retrace- t-elle. J’ai téléchargé ces vidéos sur un site Web et le 8 avril, pendant 24 heures, le public pouvait utiliser ce matériau et jouer avec lui pour se créer son propre film. »

Ludique et transversal, engagé et défricheur, l’art de Shatha Al-Deghady devrait trouver un bon terreau en Belgique. « Mais je ne sais pas encore quand je pourrai venir. Il faudra voir quand la situation se sera améliorée parce que mon projet est principalement basé sur les interactions avec les gens. Donc j’attends et j’espère que ce sera bientôt. » Nous aussi.

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