Quand l’art nuit gravement à la santé

Ai Weiwei, à la Tate Modern, sur son tapis de graines de tournesol en porcelaine. © Getty Images/Peter Macdiarmid
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Depuis ses origines, l’art entretient un lien étroit avec la mort. La grande faucheuse fascine la création plastique au point de lui couler dans les veines. Poisons et dangers à tous les étages.

Mauvaises nouvelles du formaldéhyde. Ce gaz incolore qui se caractérise par une odeur âcre a récemment fait parler de lui d’une façon inattendue. Une très sérieuse étude publiée par cinq chercheurs dans la revue scientifique Analytical Methods tend à démontrer que certaines oeuvres de l’artiste britannique Damien Hirst seraient nocives pour la santé. Les amateurs de retours de manivelle apprécieront l’ironie de la situation: ce sont justement les installations les plus provocantes -celles qui ont fait couler le plus d’encre et… se sont bien sûr vendues des fortunes- qui sont en cause. C’est-à-dire? Mother and Child (Divided), une pièce datant de 1993 qui donne à voir quatre profils résultant de la découpe d’un veau et sa mère conservés dans une solution aqueuse à base du fameux gaz en question. Sont également sur la sellette, entre autres, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living (1991), un requin à la gueule grande ouverte qui a fait le tour du monde, ou encore Away from the Flock (1994), la version ovine de cette série ayant contribué à la notoriété de l’ancien chef de file des Young British Artists. Un comble pour celui qui autrefois s’insurgeait contre le dead feeling, « l’impression de mort » caractéristique de la programmation nécrophile des musées traditionnels. Désormais, tout porte à croire que c’est Hirst lui-même qui trimballe, au propre cette fois, un désagréable fumet de putréfaction dans son sillage. Les chiffres sont formels, les émanations de gaz qui s’échappent en permanence des boîtes en acier dans lesquelles sont enfermés les animaux dégommés sont dix fois supérieures à la norme. Pas de panique, selon les responsables de l’étude, nulle crainte à avoir si vous faisiez partie des 5,8 millions de visiteurs qui ont été voir la rétrospective que la Tate Modern consacrait en 2014 à cet orfèvre de la stratégie du choc. En revanche, l’information est plutôt inquiétante pour les collectionneurs qui ont parfois dépensé des dizaines de millions d’euros pour faire trôner le morbide totem dans leur salon. Cela dit, ils pourront toujours le revendre, hélas à la baisse, pour se payer les séances de chimio nécessaires, puisque c’est bien un risque de cancer du nasopharynx qui, selon les spécialistes, résulte de l’inhalation de formaldéhyde. Une consolation qui ne sera pas forcément à la portée des clients fidèles du restaurant londonien Tramshed de Mark Hix, dont le décor fait valoir un Cock and Bull signé Hirst -sauce formol bien sûr- qui constitue le clou du spectacle. Le tout pour une addition qui risque de s’avérer salée pour cette adresse chicken-and-steak, du moins si aucune mesure n’est prise. Des angoisses, des questions? Il n’y a plus personne de l’autre côté de la ligne: Hirst n’a pas souhaité commenter cette étude parue en avril 2016.

L’anecdote n’est pas sans en évoquer une autre. En 2010, Ai Weiwei, autre plasticien à l’approche bigger than life, envahit les 152 mètres du Turbine Hall de la Tate Modern en y répandant un tapis de 100 millions de graines de tournesol en porcelaine. Réalisées à la main par des artisans chinois, les graines en question sont, comme prévu, foulées aux pieds par les spectateurs dès l’inauguration de l’événement. Les craintes des organisateurs? Prévenir l’ingestion des semences en question et empêcher qu’elles ne soient emportées en guise de souvenir. Comme souvent, les ennuis ne surgissent pas là où on les attend. Deux jours plus tard, machine arrière toute, l’exposition est fermée au grand public. En cause, les pas des visiteurs qui en piétinant cette « vaste mer grise d’humanité« , comme l’a qualifiée le critique du Guardian Jonathan Jones, provoquaient un niveau de poussière potentiellement nocif pour les badauds et les équipes en place. Après cogitation, Ai et le staff de la Tate ont décidé de rouvrir l’exposition, cette fois en n’autorisant plus les visiteurs à marcher sur la sculpture, mais en l’observant depuis la galerie qui surplombe ce hall rendu célèbre par Olafur Eliasson ou Louise Bourgeois. Petite pensée émue pour le collectionneur qui s’est offert 100 kg des fameuses graines pour la modique somme de 560.000 dollars. Espérons qu’il n’a pas eu l’idée de s’en servir comme tapis de salon…

Damien Hirst devant son oeuvre The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living.
Damien Hirst devant son oeuvre The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living.© DR

Au-delà des anecdotes, l’idée d’un art qui tue fait réfléchir. Création et destruction semblent constituer les deux faces d’une même pièce. « On ne joue pas impunément les démiurges« , peut-on lire en filigrane dans les biographies de nombreux plasticiens. Se frotter à quelque chose de plus grand que soi, la matière en l’occurrence, s’apparente à un jeu dans lequel on paie tôt ou tard de sa personne. La liste des victimes est longue, gravée dans le marbre de l’histoire de l’art. A chaque matériau sa victime. Fibre de verre et résine de polyester? Impossible de ne pas songer au sculpteur hyperréaliste américain Duane Hanson, emporté par un cancer en 1996, à l’âge de 70 ans. Les causes de sa maladie, diagnostiquée dès 1971, ne laissent planer aucun doute: une exposition répétée aux matériaux évoqués. Son tort? Ne pas s’être protégé mais surtout, plus métaphysiquement, s’être pris pour Dieu. En témoigne son goût pour le life casting, cette technique, qui consiste à réaliser des moulages sur le corps de modèles vivants et offre du coup une vision quasiment identique de la réalité. Hanson a laissé de lui dans les innombrables tracés de veine et autres minuscules taches de rousseur de ses sculptures dont la finalité était de rendre compte, avec la plus grande fidélité possible, de « la stupidité, la fatigue, le vieillissement et la frustration » de tous les exclus du rêve américain. Le polyester compte un autre beau trophée à son tableau de chasse: Niki de Saint Phalle (1930-2002). Peut-être faut-il y voir un juste retour des choses pour cette artiste qui n’a cessé d’utiliser l’art pour exorciser la violence qui était en elle et qu’elle devait aux maltraitances sexuelles infligées par son père l’été de ses onze ans. Nourrie à la colère destructrice, de Saint Phalle a littéralement blessé ses oeuvres. On pense tout particulièrement à la série Les Tirs, sorte de « meurtres sans victime » résultant de tirs de carabine dans des pots de peinture giclant sur une couche de plâtre immaculée. Là aussi, la plasticienne n’a pas pris le soin de se protéger, trop occupée à en découdre avec une création vécue comme cathartique: en 2002, elle succombe à une maladie respiratoire liée aux vapeurs toxiques inhalées durant la préparation de ses oeuvres. Parfois, mais c’est l’exception, le contact avec la matière a un effet inattendu sur la carrière d’un artiste. Amedeo Modigliani, par exemple, abandonne le travail de la pierre en raison d’une insuffisance respiratoire. Ce changement d’aiguillage lui sera propice car c’est son goût initial pour sculpture qui sera à la base de son style pictural sans équivalent.

Les peintres aussi

Mais il n’y a pas que la vie des sculpteurs pour mesurer la toxicité de l’art. Les peintres, eux aussi, ont leurs martyrs. En cause, les « médiums », ces préparations à base de liant et diluant, voire de résine, utilisées pour modifier la consistance de la peinture. Pas mal de poisons y entrent: composés du plomb, toluène, phtalate de butyle… Le meilleur exemple? Incontestablement Sigmar Polke, dont les toiles n’étaient pas acides que chromatiquement. L’Allemand, mort en 2010 à l’âge de 69 ans, a tout au long de sa carrière joué à l’apprenti-sorcier en manipulant des produits nocifs et corrosifs, voire dangereux, comme de l’orpiment à base d’arsenic, ou un vert pesticide, le vert de Schweinfurt. On ne s’étonnera pas d’apprendre que Polke, présenté comme un « mystique de la matière » ou un « artificier des couleurs » capable de textures inouïes, a lui aussi été emporté par un cancer. Mais en matière de peinture, il y a également certains pigments qui s’avèrent redoutables. On pense en particulier au sulfure de cadmium, dont la couleur caractéristique jaune-orangée se retrouve sur de nombreuses toiles signées par Van Gogh. Cet élément est responsable de la maladie Itai-Itai qui provoque ramollissement des os et insuffisance rénale. Outre les dégâts en matière de santé, le cadmium est considéré comme l’un des métaux lourds les plus préjudiciables à l’environnement. A tel point que l’Union européenne s’est mise en tête en 2014 d’interdire toutes les peintures qui en contenaient, soulevant au passage les protestations de nombreux artistes. Parfois, l’histoire de la peinture révèle également de petites surprises du chef insoupçonnées. En 1937, Raoul Dufy peint La Fée Electricité, un tableau allégorique, le plus grand au monde, composé de 250 panneaux de contreplaqué. Le pitch? Un éloge du progrès technique qui s’admire aujourd’hui encore dans la salle d’honneur du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Seul hic, le cas est plutôt rare -le phénomène concernerait quelques tableaux de Picasso également: la composition a été floquée à l’amiante pour prévenir les risques d’incendie. Afin de le rendre conforme aux normes en vigueur, le musée parisien a dû débourser 800.000 euros pour éviter que les poussières de type chrysolite et amphibole amosite ne contaminent les visiteurs.

Du passé tout cela? Pas si sûr. La question mériterait un dossier en soi mais si l’on en croit les réactions de certains étudiants, le sujet des précautions et des alternatives existantes -par exemple à un médium comme la térébenthine- est trop souvent juste effleuré dans les écoles de peinture. « Inconsciemment, on cultive l’imagerie à l’ancienne de l’artiste maudit qui fait passer sa santé après son oeuvre », témoigne une étudiante qui préfère rester anonyme. La situation semble ne pas être la même dans un pays comme le Canada, où un important travail d’information est accompli. Il est plus que temps que les mentalités évoluent. La création exige déjà assez de sacrifice que pour y laisser en plus sa santé…

Performeurs trompe-la-mort
Marina Abramovic
Marina Abramovic© Thomas Lips

Il y a une autre catégorie d’artistes qui n’a pas son pareil pour éprouver les limites, voire se mettre en danger: les performeurs. Interrogé sur la question, Pierre-Olivier Rollin du B.P.S. 22 évoque Kendell Geers (1968), le plasticien sud-africain déjà exposé à Charleroi. « Cet artiste produit pas mal de pièces dangereuses, comme des barrières électrifiées, des explosions dans les musées -ce qui a d’ailleurs occasionné des dégâts au M HKA-, des sculptures avec des tessons de bouteilles qui menacent l’intégrité des visiteurs. Il propage une vision de l’art qui crée des situations extrêmes au travers desquelles le spectateur est éprouvé dans son corps, et pas seulement visuellement ou intellectuellement. Il signe aussi des performances sonores, souvent avec Patrick Codenys de Front 242. Au B.P.S., lors de la performance FuckingFuck, le duo avait enfermé le public dans le noir absolu, les téléphones et les clés étaient confisqués, pendant quinze minutes sans possibilité de sortir de la salle… alors qu’il ne se passait rien. Certaines personnes flippaient vraiment… Par la suite, le public a été soumis à des fréquences sonores très dures. » Dans la foulée, Rollin évoque Marina Abramovic qui, il est vrai, s’est lacérée, flagellée, voire congelée sur des blocs de glace à plusieurs reprises. Sans parler des produits psychoactifs qui ont provoqué des pertes de connaissance spectaculaires. Idem, sans doute un cran plus haut sur l’échelle du risque, pour Chris Burden, qui ne s’est pas épargné, au point de frôler la mort à plusieurs reprises: crucifixion, enfermement dans un casier métallique de 60 x 60 cm pendant cinq jours… Sans parler du fameux Shoot, performance lors de laquelle il a demandé à un partenaire de lui tirer dessus à moins de cinq mètres de distance. « Chance », la balle n’a fait que ricocher sur son bras… et lui a permis d’être repéré par le galeriste Larry Gagosian. Dans la série des trompe-la-mort, le directeur du B.P.S. songe aussi à Boris Ondreika qui « avait enflammé un cascadeur et qui comptait jusqu’à vingt avant que l’on puisse l’éteindre » ou à Tanja Ostojic et « ses performances superhard, un peu après la guerre dans l’ex-Yougoslavie ». Rollin de conclure: « C’est souvent dans le domaine de la performance que les gestes les plus forts ont été accomplis. Parce qu’il y a un face-à-face déstabilisant pour le public qui voit un autre corps se mettre en danger devant lui, sans l’intermédiaire d’une oeuvre matérielle. C’est une sorte de « réflexe d’espèce » qui produit de l’empathie. »

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