Photo: Gainsbourg, côté pro et côté intime
Une expo à Calais de photos d’Andrew Birkin, frère de Jane, et une autre, parisienne, de Tony Frank, montrent combien Monsieur Serge aimait se faire tirer le portrait.
Notre seule rencontre avec Serge Gainsbourg (1928 – 1991) dans le désormais défunt hôtel Astoria de la rue Royale, à Bruxelles, eut lieu une année environ avant sa mort. Déjà plus léger – avec un bout de foie en moins -, le sexagénaire n’en commande pas moins quatre tournées de champagne-curaçao pendant l’heure d’interview. A la fin de celle-ci, il n’hésite pas une seconde à poser pour quelques candid pictures, sourire d’enfant narquois fissurant sa vieille belle gueule. Ainsi en allait-il de l’historique chanteur et compositeur: blessé par des années de mépris à l’égard de son physique qu’il jugeait lui-même difficile, il tient enfin, dès la fin des seventies, la revanche du succès comme chanteur. Et une reconnaissance dont la photographie sera la meilleure preuve tangible. Quitte à poser en fêtard – avec confettis et tout le toutim – sérieux comme un pape, le regard enfoncé dans l’objectif, pour la couverture du magazine Rock & Folk de janvier 1980. A contresens de la fête obligatoire.
Ce contresens, Gainsbourg l’emprunte vaillamment pour Lemon Incest, duo avec sa fille Charlotte paru sur l’album Love on the Beat à l’automne 1984 et repris deux ans plus tard sur Charlotte For Ever. Le clip et les photos qui en sont tirées exhibent père et fille alanguis sur un lit: difficilement imaginable aujourd’hui. A l’époque, Serge se contente de cautionner la liaison artistique, balayant évidemment toute intention pédophile. Pour Serge, la photo est aussi une façon de pousser la mise en scène dans ses retranchements. Ainsi ce cliché daté de 1984, signé Patrick Duval et paru dans Libération: dans sa chambre, le quinqua Gainsbarre est couché comme une pin-up tirant sur sa cigarette, un drap ne cachant rien de sa toison pubienne. Là encore, un tel dispositif simili-érotique semble totalement étanche à nos années 2010, où l’image de la star se place sous étroit contrôle de l’artiste ou de sa communication zélée.
Homo eroticus
Gainsbourg était lui-même photographe: il signe quelques pochettes, dont l’album de Françoise Hardy en 1982, Quelqu’un qui s’en va mais, surtout, il utilise la photo pour saisir ses compagnes, Jane pour le magazine Photo et Bambou pour Lui. Avec Bambou et les poupées en 1981, il produit un livre d’images limite kitsch où celle qui est alors sa partenaire (et future mère de Lulu) pose en mannequin érotisant les fantasmes de l’homme Gainsbourg. Serge a d’ailleurs du mal à s’éloigner de son homo eroticus: au cinéma, c’est le sujet de trois des quatre longs-métrages qu’il réalise! Mais les deux expositions en cours actuellement à Paris et Calais traitent d’une tout autre intimité. La première est signée Tony Frank, qui n’a que 23 ans lorsqu’il photographie pour la première fois Serge, en 1968, à la demande de Philips qui retiendra cinq portraits de la session. Celle-ci plaît de toute évidence à Gainsbourg, qui entame alors avec Frank une relation d’amitié professionnelle durant plus de deux décennies. Davantage photoreporter que portraitiste, Frank trouve dans le modèle Gainsbourg un pro de l’image qui a parfaitement conscience de son biotope.
Fétichiste des mots, le chanteur l’est aussi de l’objet qu’il aime rare, raffiné, voire décalé
C’est précisément l’interaction entre l’homme et son microcosme qui est à voir dans l’exposition 5bis rue de Verneuil, à Paris . Ce titre est celui de l’adresse chic du VIe arrondissement pas loin de la Seine où l’auteur prolifique vécut de la fin des années 1960 à sa mort : un hôtel particulier intégralement gainsbourgisé. Fétichiste des mots, le chanteur l’est aussi de l’objet qu’il aime rare, raffiné, voire décalé. Frank photographie à plusieurs reprises le fameux modèle dans ce théâtre aux murs intégralement habillés de noir, à l’abri de la lumière naturelle: Gainsbourg y vit comme un poisson d’aquarium, dressant une cartographie maniaque de ses bibelots qui occupent tous les plans horizontaux et la plupart des cloisons murales.
L’effet est étourdissant, antizen au possible, muséal et un rien claustrophobant. Pensées émues pour la femme de ménage… On s’étonne moins de Serge jouant avec une marionnette à son effigie réalisée par l’artisan Gepetto ou de l’existence d’une pièce dévouée à des poupées de collection que de la réelle singularité de certains choix. A côté de l’impressionnant homme à la tête de chou sculpté par Claude Lalanne ou d’une lettre signée Frédéric Chopin, Gainsbourg exhibe sa collection d’insignes, menottes et munitions de ses amis flics! Ou une série tout aussi vaine de couvre-chefs allant du képi au chapeau de paille 1900… Panoplie hétéroclite que Tony Frank photographiera dans le détail en 2017 à la demande de la famille: en résultent cette exposition et un beau livre (chez E/P/A) qui rappellent aussi combien Gainsbourg accordait de la place à l’écho médiatique de sa propre vie. Car qui d’autre irait mettre sous cadre la Une d’un France-Soir de 1973 annonçant son hospitalisation pour cause de crise cardiaque?
L’autre Birkin
Tout autre est le registre de la seconde expo gainsbourgienne du moment, Jane et Serge: album de famille, tenue à Calais. Elle montre des photographies essentiellement prises entre 1964 et 1979 par Andrew Birkin, l’aîné d’une année de Jane. C’est évidemment d’elle dont il s’agit d’abord dans ces images qui commencent à l’enfance de la future actrice et chanteuse en Grande-Bretagne et prennent une aura différente lors de sa rencontre en 1968 avec Gainsbourg sur un tournage . Pendant toutes ces années, Andrew Birkin mènera sa propre carrière, d’abord chez Stanley Kubrick, travaillant sur les effets spéciaux de 2001, l’Odyssée de l’espace, menant ensuite les repérages sur le projet avorté de film sur Napoléon. Devenant à son tour réalisateur de fiction, auteur de trois longs-métrages dont l’intriguant The Cement Garden en 1992 avec la jeune Charlotte G… Mais entre ses propres projets, Andrew photographiera donc sa soeur et Serge à Londres ou Paris comme en vacances. Dîners, bagnoles, détentes, sourires. Voilà un couple amoureux où Gainsbourg encore jeune fusionne avec sa jolie girlfriend britannique et leur Charlotte commune. Plutôt en noir et blanc qu’en couleur, avec une sincérité documentaire aux parfums d’intimité, aussi joyeux que mélancoliques.
(1) Serge Gainsbourg, 5bis rue de Verneuil: à La Galerie de l’Instant à Paris, jusqu’au 10 juin prochain, www.lagaleriedelinstant.com
(2) Jane et Serge: album de famille: au Musée des beaux-arts de Calais, jusqu’au 4 novembre prochain, www.calais.fr
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