Lear impériale
Le National entame 2019 avec la création en français de Koningin Lear/La Reine Lear de Tom Lanoye, transposition de Shakespeare au féminin et dans le monde contemporain des tempêtes financières. Dans ces retrouvailles avec l’auteur flamand -après Mamma Medea, le metteur en scène Christophe Sermet fait à nouveau mouche, avec un casting au poil.
L’idée au départ de la version originale en néerlandais montée en 2015 a été soufflée par la grande comédienne flamande Frieda Pittoors (71 ans aujourd’hui, vue notamment dans les spectacles d’Ivo Van Hove) à l’oreille de Tom Lanoye: réécrire Le Roi Lear de Shakespeare en transformant le personnage éponyme en femme, pour un rôle qu’elle endosserait elle-même. « Fils de boucher à petites lunettes » mais aussi fils d’une actrice amateure qui se plaignait régulièrement du fait que les hommes d’un certains âges disposaient de magnifiques rôles au théâtre mais qu’il n’en allait pas de même pour les femmes, le prolifique écrivain flamand ne pouvait rester insensible à cette proposition.
Une Reine Lear donc. « Mais une vieille reine avec trois filles, ce n’était pas intéressant, explique Tom Lanoye (lire son interview intégrale dans Le Vif de la semaine prochaine). Je suis un freudien, donc il fallait tout inverser. Et avec trois fils, l’intrigue ne pouvait plus se dérouler au Moyen Âge, puisque que suivant la loi salique, c’est le fils aîné qui aurait hérité de tout. La pièce de Shakespeare étant une adaptation qui utilisait des éléments de sa propre époque, j’ai fait la même chose que lui. »
Cette reine Lear d’aujourd’hui, capitaine d’industrie, héritière d’un groupe international vivant tout en haut d’un building, pose à ses trois fils la même question que chez Shakespeare, grotesque, qu’aucun parent ne devrait poser et qui déclenche tout: « qui de vous aime le plus sa maman? » Et d’exiger qu’ils en témoignent publiquement afin qu’elle puisse décider du partage de son empire. « Qui me le témoignera avec le plus d’ardeur, avec une ferveur au-delà des lois de la nature, obtiendra le plus cher, le plus riche, des portefeuilles. » On connaît la suite: les deux aînés s’exécutent alors que le cadet, le petit chouchou, refuse de se plier à cette pantomime et s’en retrouve banni. Pas grave, Cordélia, rebaptisée ici Cornald (Iacopo Bruno), a déjà son propre projet, soutenu par le fidèle conseiller Kent (plus comte ici, mais directeur des ressources humaines de la S.A. LEAR, Philippe Jeusette): se lancer dans la microfinance.
Le tourbillon qui suit, balayant le monde extérieur mais aussi la cervelle d’une Lear atteinte de démence sénile, est matérialisé sur scène par un immense plateau tournant où la reine, admirablement portée par la comédienne française Anne Benoît (lancée par Antoine Vitez et passée chez Jacques Lassalle, Jean-Pierre Vincent, Olivier Py…), se montrera tantôt triomphante, rugissante, écrasante, tantôt prostrée, impuissante, suppliante, abandonnée de tout à part son soigneur-amant étranger Oleg (Bogdan Zamfir, pour une dose idéale de flegme).
Dans des tenues marquées de la flamboyance du styliste belge Jean-Paul Lespagnard (quelle bonne idée), le reste de l’équipe se montre plus qu’à la hauteur : Yannick Renier, avec une carrure de footballeur américain (« juste assez lucide pour voir que le costume est trop grand pour moi »), forme un duo infernal, bête et méchant, avec Claire Bodson, tandis que Baptiste Sornin, un Henry un peu plus malin, est réconforté/houspillé par la jeune Raphaëlle Corbisier, Alma déchaînée montée de bas en haut mais jugeant finalement que ce n’était pas si mal en bas, également chargée de dire placidement les didascalies, jusqu’au final: « elle sourit ».
Bref, si ce n’était pas encore assez clair, on vous le recommande plus que chaleureusement.
La Reine Lear: jusqu’au 19 janvier au Théâtre National à Bruxelles, du 23 au 26 janvier au Théâtre de Namur.
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