Serge Coosemans

Le pénis de Saint-Gilles et moi: tranche de vie, histoire vécue

Serge Coosemans Chroniqueur

Une bonne partie de la semaine, Serge Coosemans a été voisin du Pénis de Saint-Gilles. Un voisin déconnecté du web et donc très étonné, dès son retour sur les réseaux sociaux, de constater à quel point le buzz de la toile n’avait strictement rien à voir avec la réalité du quartier. Zizis et coincoins, c’est le Crash Test S02E04.

Momentanément SDF, j’ai logé une bonne partie de la semaine chez un ami qui habite à quelques mètres de la bite. Celle de la Barrière de Saint-Gilles, celle que l’on ne présente plus. Une bonne vingtaine de fois, je suis passé devant sans même la voir, sans même me rendre compte que des gens la photographiaient (je pensais que c’étaient des « tramspotters ») et que traînaient au carrefour toutes sortes de pigistes espérant recueillir les réactions de passants de préférence outrés. Mon ami, une équipe de RTL-TVI lui a justement demandé ce qu’il pensait de la bite et il a répondu que « c’était là un portrait très réussi de notre Premier ministre », ce qui aurait fait lever les yeux au ciel de la journaliste et pouffer le caméraman. Moi, on ne m’a rien demandé et c’est très bien comme ça parce que je n’en pense tellement rien, de ce putain de zob, que je n’aurais même pas tenté de sortir une bonne vanne aux caméras et aux pigistes. Un mec a dessiné une bite sur un mur: what else is new?

L’ami en question ayant oublié de payer sa facture Internet, on a été un moment coupés du réseau et mon smartphone ayant plongé dans les toilettes, je n’ai plus qu’un vieux Samsung S4 à peu près aussi dysfonctionnel et dingue que le Hal 9000 de 2001 pour effectuer des visites éclair sur le web via la 4G. Cet appareil n’en fait qu’à sa tête. Il a notamment décidé de bloquer l’accès à tous les sites d’infos du groupe Rossel au motif que ce ne sont pas des sites sûrs et fiables, ce avec quoi je suis bien d’accord mais quand même… Il envoie des appels du fond de ma poche à des filles que je ne connais pas, répond à des SMS de 2013, propose de publier sur Instagram des photos de Will Ferrell que je ne me rappelle pas avoir prises et a tellement effectué de mises à jour derrière mon dos que je dois 40 balles à Base en plus de mon forfait mensuel. Bref, j’envisage d’aller le perdre tout au fond du Parc Duden et vu que son GPS débloque de 500 bons mètres, il n’en trouvera jamais la sortie. Tout ça pour dire que durant quelques jours, j’ai vécu à 95% dans la vraie vie, à lire des livres, à jouer à des jeux vidéo, à regarder des films, à discuter jusqu’à pas d’heure en sifflant des bières et à vagabonder dans les rues sans me préoccuper de ce qui se tramait sur les réseaux sociaux et dans les médias. Et donc, cette bite m’est passée complètement au-dessus de la tête, expérience qui ne m’était jusqu’ici arrivée que dans certaines soirées gay.

Une bite et des bits

Quelle ne fut donc pas ma surprise, quand le Net s’est rallumé dans mon foyer temporaire et que j’ai recommencé à perdre mon temps sur le tsunami d’imbécillités on-line, de constater à quel point « Le Pénis de Saint-Gilles » faisait s’astiquer les médias et la blogobulle. Vu du web, c’était comme si TOUT LE MONDE avait son petit avis sur la bite, son détournement à montrer, sa « thinkpiece » ou sa grosse vanne à refourguer, sa pétition pour, sa pétition contre. À lire et entendre tout ça, j’ai eu l’impression que ce n’était pas un dessin de bite dont causaient les gens mais bien de l’atterrissage d’une soucoupe volante en plein Molenbeek: que faire? Que penser? C’est plein de musulmans là-bas, ils vont devenir dingues! Et nos enfants, putain? C’est de l’art, les Grecs aussi montraient des bites! Non, elle est toute fripée, c’est pas beau! Ouais mais en érection, c’est censurable! Et gnagnagna, et gnagnagni! Le plus dingue donc, c’est que moi qui passait devant 5 fois par jours, je n’ai pas eu l’impression de croiser des gens choqués, bouleversés, furieux, ressentant la nécessité d’en parler et encore moins d’enfants traumatisés. En fait, je pense que comme moi, la plupart des zigues du coin ont un peu dû chercher pour la voir, parce que perdus dans leurs pensées, le nez sur l’écran de leurs smartphones ou dans leurs sachets de frites encore plus molles et fripées que la bite, ils ne la percutaient tout simplement pas du premier coup d’oeil. Je pense aussi que passé l’étonnement devant ce graffiti inhabituel, leurs cerveaux pas plus cons qu’un autre leur a parfaitement synthétisé le dossier: délire concon, non-évènement, graffiti probablement vite effacé. Ce n’est que lorsqu’ont débarqué les journalistes et les caméras que c’est devenu le scandale de la semaine.

Bien sûr. On sait très bien que les gens se mettent à réagir différemment dès qu’une caméra tourne, que le processus médiatique change le réel, le dramatise; que les interviewés se mettent à jouer un rôle et à sortir des choses qu’ils ne pensent pas réellement à partir du moment où ils estiment que c’est ce que l’on attend d’eux ou, pire, se mettent à paniquer à l’idée de balancer quelque chose qui serait mal compris, pas admis ou jugé nul. Sans même parler de la pignolade journalistique, qui loin de chercher un panel d’avis représentatifs, entend en fait surtout présenter des points de vue outranciers dans un sens comme dans l’autre, sinon il n’y aurait pas d’histoire. Le gros problème, c’est que c’est aussi exactement ce qui se passe sur les réseaux sociaux, alors que ceux-ci sont pourtant censés libérer la parole. Sur Facebook et Twitter, trop de gens cherchent à plaire ou à provoquer, à passer pour plus « normaux », concernés et humanistes qu’ils ne le sont réellement. Ils y déblatèrent des choses inutiles, y lancent des débats qui n’ont aucune raison d’être, se mettent trop en scène et ça fait beaucoup plus de dégâts qu’une caméra de télévision; appareil qui ne sera placé sous beaucoup de pifs qu’une centaine de secondes dans une vie alors que la pratique des réseaux sociaux est désormais pour pas mal d’utilisateurs une occupation quotidienne de quasi dix ans d’âge.

J’ai eu cette vision de tigres en cage à qui on jetait un os à ronger, à intervalles réguliers. Des tigres bien nourris, aux réflexes pavloviens faussés, qui ne toucheraient pas au nonosse si personne ne les regardait mais jouent aux fauves affamés pour les enfants qui les prennent en photo. Ce ne sont pas que des tigres mais aussi de véritables Sarkozy des réseaux sociaux: un fait divers, un commentaire à la noix. Ce n’est pas très honnête mais il est vrai que si l’honnêteté intellectuelle primait, à part des chats maladroits, des recettes de quiches et des clips de vieille eurodance, il n’y aurait là-dessus pas grand-chose de bien terrible à se mettre sous la dent. C’est d’ailleurs pourquoi je retourne de ce pas dans Aldous Huxley, la Jupiler en extérieur et GTA V, tiens.

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