Le monde violent, marginal, gangréné et terriblement attachant de Weegee

© Weegee
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Le meurtre est mon business », avait coutume de dire Weegee. Démonstration éclatante au Musée de la photo de Charleroi où sont rassemblés une centaine de clichés du célèbre photographe de rue qui a donné ses lettres de noblesse au fait divers, ce miroir tragi-comique de la comédie humaine.

C’est un monstre sacré du XXe siècle qu’accueille jusqu’en décembre le Musée de la Photographie de Charleroi. Un de ces artistes « bigger than life » dont l’oeuvre a ouvert des boulevards aux générations suivantes et dont la signature esthétique reconnaissable entre mille sert depuis d’étalon dès qu’un chasseur d’images s’aventure sur le « territoire » de prédilection de Weegee: la nuit, côté cour (des miracles) plutôt que côté jardin.

Tout le monde a croisé au moins une fois du regard la faune nocturne -cadavres encore chauds, gangsters tout juste coffrés, fêtards imbibés, travestis en goguette, flics renfrognés- saisie dans la lumière spectrale du puissant flash de son fidèle Speed Graphic 4×5 pouces. À moins que ce ne soit cette prise de vue soufflante de Coney Island un jour de grande canicule, le 22 juillet 1940 exactement, quand un million de New-Yorkais ont pris d’assaut la plage la plus proche, formant une masse compacte, immense, qui semble hypnotisée par l’objectif qui surplombe la foule comme s’il s’agissait d’un ovni. Même si ce cliché iconique n’est pas du voyage, la large sélection présentée en terres carolos dans une mise en scène sobre et élégante offre un bel aperçu (118 photographies, des tirages de l’époque pour la plupart, prêtées par le collectionneur Jean Pigozzi) du talent fou et des obsessions multiples de cet Orson Welles de l’image fixe. Mieux que personne, grosso modo des années 30 aux années 50, Weegee aura capté l’énergie dévorante de la ville-qui-ne-dort-jamais en se faisant le chroniqueur fiévreux des moments de peine et plus rarement de joie du petit peuple des bas-fonds du Lower East Side et alentours. Un monde à part, violent, marginal, gangréné, et malgré tout terriblement attachant qu’il connaissait comme sa poche puisque c’est là, à l’épicentre de la Grande Dépression, qu’il a grandi et que tout a commencé.

Usher Fellig de son vrai nom est né en 1899 à Zolotchiv, ville battant pavillon austro-hongrois tombée depuis dans l’escarcelle de l’Ukraine. Fuyant l’antisémitisme, le père rabbin émigre aux États-Unis au tournant du siècle. Le reste de la famille le rejoint en 1910. À son arrivée, Usher est rebaptisé Arthur pour gommer ses origines et faire couleur locale. La famille, qui ne roule pas sur l’or, s’installe dans le Lower East Side, quartier malfamé de New York où atterrissent tous les recalés du rêve américain. II quitte l’école à quatorze ans à peine pour faire des petits boulots dans le quartier. La légende raconte qu’il a le déclic le jour où un photographe ambulant le prend par hasard en photo. Dans la foulée il s’achète un appareil d’occasion et se fait quelques biftons en tirant le portrait des enfants endimanchés de familles aisées. Un esprit débrouillard et entreprenant qui cadre de moins en moins avec le judaïsme intransigeant que veut lui imposer le paternel. En 1918, c’est la rupture. Arthur claque la porte et se retrouve à la rue. Réduit à l’état de vagabond, il erre de refuges en gares et n’aurait sans doute pas fait de vieux os s’il n’avait fini, après moult tentatives, par être embauché dans le studio Duckett & Adler où il va apprendre les bases techniques du métier.

Le monde violent, marginal, gangréné et terriblement attachant de Weegee
© Weegee

Premier arrivé, premier servi

À 24 ans, il change de crèmerie. L’agence ACME Newspictures (futur United Press International) l’engage pour développer les négatifs des photographes qui sillonnent la ville pour son compte. Quand l’un d’eux manque à l’appel, Weegee joue les suppléants. Avec un certain talent puisqu’on lui propose rapidement de devenir photographe à temps plein. C’est là que les choses s’emballent. Très vite, le jeune homme qui ne manque pas d’ambition ne supporte plus l’anonymat. Ses clichés sont la propriété exclusive de son employeur et son nom ne figure jamais dessus alors qu’il s’est déjà taillé une petite réputation dans le milieu. Son flair pour être au bon endroit avant les autres lui a valu le surnom de Weegee, allusion phonétique à la planche en bois utilisée en spiritisme, le Ouija.

En 1935, il fait le grand saut. Il quitte ACME et se lance comme free-lance. Le chemin vers la reconnaissance s’ouvre à lui. Et pour donner un petit coup de pouce au destin, il appose sur chacune de ses images le cachet « Photo credit by Weegee the famous ». Ses atouts: une connaissance unique du biotope, une intuition hors norme et une solide dose de passion. Pour être au plus près de l’action, il s’achète d’ailleurs une vieille Chevrolet spacieuse qu’il transforme en bureau ambulant. « Ma voiture est devenue mon domicile. C’était un coupé doté d’un très grand coffre. J’y mettais tout, un appareil de rechange, des boîtes d’ampoules pour le flash, [… ] une machine à écrire, des bottes de pompier, des boîtes à cigares [… ] », se souviendra-t-il plus tard. Un autoportrait célèbre le montrant en train de taper les crédits du « butin » de la nuit à l’arrière de son tacot participera à cette légende qu’il semble écrire en même temps que se déroule le film de sa vie trépidante. Comme s’il anticipait le rôle qui allait être le sien dans l’Histoire de la photographie.

Bientôt il sera imbattable à la course au scoop. Un capitaine de police qui a dû tomber sous le charme de la gouaille de ce Juif new-yorkais un cigare toujours vissé aux lèvres l’autorise à installer une radio branchée sur les fréquences de la police. Il reçoit donc les informations en même temps que les patrouilles. « Je n’étais plus lié au téléscripteur du commissariat central. Au lieu d’attendre que le crime vienne à moi, je pouvais aller le chercher […]. » Et il ne va pas se priver pour profiter de cet avantage sur la concurrence, déboulant souvent sur les lieux d’un crime, d’un incendie ou d’un accident de la circulation avant même le premier agent ou la première ambulance. D’où cette tension particulière dans ses clichés, l’impression d’être au coeur de l’action, au plus près de l’événement dont l’image porte le témoignage.

Le monde violent, marginal, gangréné et terriblement attachant de Weegee
© Weegee

Cette longueur d’avance combinée à un dévouement total -il passe toutes ses nuits dehors, été comme hiver- n’explique cependant pas toute la magie qui se dégage de ces clairs-obscurs taillés à la serpe. Attaché à aucune école picturale ni à aucune tradition artistique, Weegee fait bouger les lignes, invente son propre langage visuel. Inspiré par le cinéma, il pratique activement le contrechamp, fixant par exemple sur sa pellicule l’effet d’un meurtre sur les badauds plutôt que le meurtre lui-même. Fouettant ainsi bien plus l’imagination et inscrivant en filigrane une réflexion corrosive sur le voyeurisme. Comme avec cette photo intitulée Leur premier meurtre où sur les visages, dont certains appartiennent à des proches de la victime, se mêlent l’effroi, la stupeur mais aussi la jubilation et l’amusement. Ailleurs ce sont les cadrages audacieux qui provoquent le décalage, le glissement de sens. Comme pour ces deux pandores torses nus décapités par le cadre, une image intrigante qu’on dirait sortie d’un cartoon et qu’utilisera plus tard Warhol dans ses sérigraphies. Il n’hésite pas non plus à introduire des calembours visuels, même sur les sujets les plus graves. Ici c’est un corps qui gît sous une enseigne lumineuse clamant « Joy of Living » (« joie de vivre »). Là un message publicitaire invitant à « ajouter simplement de l’eau bouillante » à l’avant-plan d’un incendie spectaculaire. Rien n’est dû au hasard. L’Américain a le coup d’oeil bien sûr. Mais aussi une bonne dose de culot. Pour ses mises en scène, il n’hésite pas à déplacer les victimes! Dans cette jungle urbaine, il est un peu l’impresario qui transforme les hoquets de la ville en hallucinations. Voilà pourquoi ses compositions dépassent la simple description macabre. Il injecte de la fiction dans le réel, fait grincer les évidences, puisant notamment dans la grammaire du film noir.

Jungle fever

C’est ce qui rend son travail si intéressant, et le différencie du paparazzi lambda qui va se jeter sans discernement sur l’os à ronger. Qu’il immortalise trois gangsters (voir la couverture de ce numéro) ou un couple s’enlaçant dans l’obscurité d’une salle de cinéma, il glisse à chaque fois de la dérision, détourne la dramaturgie par des détails piquants: la manière comique dont les lascars se cachent le visage, le regard envieux du garçon en train de lorgner le couple qui se bécote. Intuitivement, il sait que les éléments périphériques, a priori anodins, font partie du sujet. Le subliment même. Ce faisant, il transcende le fait divers et établit une sorte de cadastre des émotions qui traversent cette frange déclassée de la population. Révélant la grande solitude, les injustices sociales, la misère quotidienne. Sa photo est foncièrement politique tant son engagement en faveur de ces damnés affleure sur chaque instantané. Son regard ne juge pas. Il traite avec les mêmes égards les freaks, les marginaux, les truands, les flics et… les Noirs. Car fait rare pour un photographe, blanc de surcroît, Weegee s’est aussi aventuré dans les profondeurs de Harlem pour collationner, entre violence et poésie, les rituels et les marqueurs sociaux de cette autre communauté stigmatisée.

Bien plus qu’une enfilade de faits sordides, c’est le spectacle de la comédie humaine que met en joue le photographe. Sous toutes les coutures. Dès les années 40, ce tireur d’élite ajoute les stars du show-biz à son tableau de chasse. Les Veronica Lake et autre Frank Sinatra défilent devant son objectif. Le supplément d’âme qui habite ses tirages n’a entretemps pas échappé au milieu artistique. En 1943, le MoMA lui consacre une expo. Et deux ans plus tard, son premier livre, Naked City, le fera connaître au-delà du cercle déjà bien étoffé des lecteurs de journaux et magazines auxquels il collabore, Life et Daily Mirror en tête. Dans les années 50, devenu une célébrité, il ira prendre la température à Hollywood, pigeant sur les plateaux de cinéma comme conseiller, entre autres chez Kubrick (voir ci-contre). Comme le montre un pan de l’exposition, son travail prend alors une tournure plus expérimentale. En particulier à travers ses « distorsions ». Il déforme les visages sous influence cubiste (Chaplin au carré), surréaliste (Dalí et ses quatre yeux), opiacée (Marylin transformée en fumée), ou assemble des morceaux de corps pour former des motifs géométriques comme dans le test de Rorschach. Il poussera son dernier souffle le 26 décembre 1968, laissant sur sa table de chevet près de 5 000 images composant un portrait unique de l’underground new-yorkais en ces temps sombres.

Sur un mur où s’affichent quelques citations choc de Fellig, on peut lire cette phrase: « L’appareil photo est la lampe d’Aladin des temps modernes. » Il omet de préciser que le génie qui était dedans, c’était lui…

WEEGEE BY WEEGEE, MUSÉE DE LA PHOTOGRAPHIE DE CHARLEROI, JUSQU’AU 4 DÉCEMBRE. INFOS: WWW.MUSEEPHOTO.BE

Zones d’influence

Diane Arbus

Le monde violent, marginal, gangréné et terriblement attachant de Weegee

La filiation saute aux yeux. Diane Arbus n’a pas caché son admiration pour l’insolence de Weegee. Comme lui, elle portera un regard tendre et cinglant sur tous les exclus de la société américaine. Et comme lui elle traînera son appareil dans les bars et les fêtes, notamment le fameux Sammy’s à New York, lieu de perdition et refuge des freaks en tout genre.

Andy Warhol

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Un type qui détourne le langage populaire du fait divers pour en faire un méta discours critique sur la société ne pouvait que plaire au père du pop art. Fan de la première heure, Warhol utilisera plusieurs images cultes du photographe pour ses célèbres sérigraphies. L’admiration est réciproque puisque Weegee refera le portrait en mode distordu.

Stanley Kubrick

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Kubrick maîtrise parfaitement les codes du polar (la preuve avec The Killing) et cultive en parallèle un formalisme racé qui deviendra sa marque de fabrique par la suite, ce qui fait au moins deux points communs avec Weegee. Pas étonnant dès lors que le réalisateur d’Orange mécanique engage son glorieux aîné comme photographe de plateau et conseiller sur le tournage de Docteur Strangelove. Entre Weegee et le cinéma c’est d’ailleurs une longue histoire. Jules Dassin adapte en 1948 son livre Naked City. Et le photographe fera même quelques caméos, notamment dans le vénéneux The Set up de Robert Wise.

Des clics et des claques

Le monde violent, marginal, gangréné et terriblement attachant de Weegee
© Christine Pleuns
Deux autres expositions et un film complètent le riche programme du second semestre du musée carolo. Pas vraiment de fil rouge, sinon celui d’envelopper la détresse sociale d’un voile de tendresse. Avec Marcinelle 1956. Bois du Cazier, on replonge au coeur du drame minier pour une allégorie sur l’attente digne d’une tragédie russe. On ne ratera pas non plus la belle sélection de photos de plateau de Christine Plenus, fidèle de la première heure des Dardenne et qui offre ici une relecture touchante des scènes mémorables de l’oeuvre foisonnante des frères, sans trahir leur univers mais en le repeignant de couleurs sourdes qui ajoutent du mystère. Enfin, la Boîte noire accueille Inventaire avant disparition, film photographique de Martine Wijckaert esquissant à travers le défilé d’objets hérités un portrait en creux de l’absent. Une oeuvre sensible mêlant petite et grande Histoire avec en toile de fond la musique mélancolique du temps qui passe.

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