Le magicien du « montage » sans Photoshop
Avec ses portraits réalisés sur un temps de pose long, Thomas O’Brien explore plusieurs facettes de la personnalité de ses modèles. L’artiste français commente pour nous quelques-unes de ses photos fétiches, réalisées sans aucun trucage, et livre sa conception généreuse et pleine d’humour de son travail.
Photographe, batteur, vidéaste… Thomas O’Brien multiplie les disciplines et les projets avec une facilité déconcertante. Originaire d’Avignon en France, l’artiste protéiforme s’est lancé dans la photo par hasard. Après une formation de batteur professionnel il y a quinze ans, il commence par réaliser des vidéos sur YouTube avec des appareils photo reflex, comme des captations de live. Avec cet outil en main, il glisse petit à petit, « par hasard » vers la photographie: « Cela m’a rappelé le dessin, vers lequel je m’orientais avant la musique. Grâce à la magie d’Internet, j’ai pu regarder des tutoriels et aller chercher infos et conseils un peu partout. Et maintenant, tout se mélange un peu entre batteur, photographe et vidéaste, les trois me prennent pas mal de temps. »
Hyperactif, Thomas O’Brien s’intéresse à beaucoup de styles artistiques et aime varier les genres: « Je pense que ça me vient d’un adage que j’aime bien: « De l’habitude, naît l’ennui. » Mais je ne sais pas pourquoi, la photographie est un art très codifié, beaucoup de gens voudraient qu’on soit seulement portraitiste ou photographe culinaire. Moi, ça me paraît bizarre ce truc. Ce serait comme un cuisinier qui dirait « Je fais juste de la cuisine flamande, point« . Je suis sûr que vous n’avez pas qu’un plat préféré mais plusieurs. Pour moi, c’est pareil, j’aime mélanger le maximum de choses et chaque discipline apporte vachement à l’autre. »
« La lumière est comme un pinceau »
En tant que photographe, le Français est surtout reconnu depuis 2012 pour la technique du temps de pose long, qui reste peu voire pas exploitée par d’autres artistes. Celle-ci consiste à laisser l’appareil photo se déclencher pendant plusieurs secondes, jusqu’à trois minutes (au lieu de millièmes ou centièmes de secondes pour une photo classique). En se rapprochant du « light painting », l’artiste travaille sur l’immobilité et éclaire son modèle avec une lumière spécifique dans plusieurs positions différentes. L’image s’imprime alors sur la pellicule. Cela donne une seule et même photo où la personne est dédoublée, voire détriplée. « On peut même monter jusqu’à cinq minutes de pose si il y a des changements de costumes par exemple. Mais ce que j’aime, c’est travailler avec différents jeux de lumière sur l’effacement. Cela permet d’imbriquer les personnages avec plusieurs textures, contrairement à la double exposition qui superpose davantage. Il y a quelque chose qui touche à la peinture, je vois un peu la lumière comme un pinceau. J’aime le fait d’essayer d’avoir le moment juste. »
La plupart de ses portraits sont réalisés sous forme de triptyque, « un symbole d’équilibre artistique entre plusieurs points forts » pour le musicien qui « adore jouer en trio » et « transposer cette idée de timing en image ».
Particularité de cette technique: aucune retouche n’est effectuée sur les photos après la prise. Thomas O’Brien le voit comme un challenge: « Qu’est-ce qui est le plus important, le geste ou le résultat? Je préfère privilégier le geste. Évidemment, je pourrais faire trois photos différentes et les assembler avec un logiciel de retouche mais on toucherait au mensonge et je n’en ai pas envie. Je n’ouvre jamais Photoshop, sauf pour rajouter mon nom en bas à droite. Et encore, je cherche justement un moyen pour l’intégrer directement dans le cadre avec une petite boîte lumineuse! Et puis, le modèle se concentre davantage puisque chaque essai prend du temps et qu’on en fait au moins trois ou quatre. On pourrait faire le parallèle avec l’époque de l’argentique où on faisait davantage attention avant de prendre la photo. »
L’utilisation de ce procédé permet de laisser une plus grande part au hasard, qui fait souvent bien les choses: « J’appelle cela des accidents heureux, lorsque quelque chose dans la photo se cale parfaitement bien par chance et qu’on veut le refaire sur la suivante, sans jamais y arriver. C’est vraiment quelque chose qui me plaît et qui me donne généralement beaucoup d’idées. »
Plongée dans la chambre noire
Chaque photographie a son histoire, et c’est justement ce que le portraitiste cherche à mettre en avant. Un sens qui découle de son rapport particulier à ses modèles, avec qui il construit les facettes qui composeront l’image: « Dans mes petites préférences, il y a l’interaction avec les personnes et les diriger au sens premier du terme. Dans le sens de les prendre par la main et d’essayer d’aller quelque part, sans les braquer. Souvent, c’est finalement là que je vais chercher niveau inspiration. J’essaie de comprendre l’image que les modèles ont d’eux, artistiquement, professionnellement et sur le plan personnel. »
Pour utiliser le temps de pose long, Thomas O’Brien travaille toujours dans une pièce très sombre, qui créé « une atmosphère particulière. Les gens se confient beaucoup plus, même si je les connais depuis cinq minutes. Parfois, ce sont des choses vraiment intimes, que seulement quelques personnes connaissent. Il y a cette confidence et c’est hyper motivant. On s’investit à mort des deux côtés et il y a une grande confiance qui se créé. J’aime cette spécificité de la technique qui fait sortir des trucs de l’intérieur. »
L’Avignonnais photographie régulièrement des amis de son réseau artistique, comme Raymond Depardon (réalisateur des Habitants), Guillaume Meurice (humoriste) ou Oldelaf (chanteur et humoriste): « Quand je les connais un peu, j’ai davantage d’idées pour la photo mais sinon, on discute. J’ai tendance à leur dire que c’est un peu une séance de psy accélérée (rires). Mais je veux qu’il y ait toujours un sens dans les poses qu’on choisit, même si c’est léger ou simplement parce que c’est joli graphiquement. Par exemple, j’aime garder le personnage principal face caméra et relativement neutre, mais avec une intention quand même. »
Épicurien, Thomas O’Brien ne cache pas son amour pour « la bouffe » et enchaîne les parallèles culinaires: « Je prends les ingrédients que le modèle me donne pour faire ma propre tambouille. Parfois, je lui demande de pousser des expressions, de les surjouer, ce qui marche très bien avec des comédiens mais parfois moins avec les autres, ce qui est normal. Certains se lâchent trop et c’est là qu’il faut les canaliser sans les bloquer. Il faut leur donner des éléments techniques en leur expliquant ce qui fonctionne ou pas. Et ce qui est chouette, c’est quand quelqu’un ne pensait pas pouvoir sortir cette part de lui ou d’elle. »
Jusqu’à faire apparaître les côtés sombres de leur personnalité: « On montre toujours le bon côté sur une photo. Ce n’est pas « réseau socialement » accepté de mettre une photo dépressive sur Instagram. Mais ce type de portrait, en triptyque, par l’équilibre des personnages, aide à faire ressortir des facettes plus dark. Ça me touche à mort de mettre un vécu horrible en image, tout en subtilité. »
Une manière aussi de questionner l’image que l’on peut avoir de soi, et « se rendre compte que tout le monde a un problème avec ça ». Thomas O’Brien compare régulièrement ses séances photo à un rendez-vous chez le dentiste: « Avant d’y aller, on se dit que ce sera affreux, pendant on se dit que ça va, et en sortant on se dit que finalement, c’était bien d’y être allé. »
Salammbô Marie
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