La méthode Watanabe: « Parfois je comprends, mais je ne veux pas accepter »

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Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

La danseuse et chorégraphe japonaise Uiko Watanabe est omniprésente cette saison au théâtre Varia à Bruxelles, dans des contextes très différents. L’occasion de plonger dans le parcours d’une artiste qui échappe à toute case.

Que ce soit chez Armel Roussel, dans sa version de L’Eveil du printemps, ou chez d’autres metteurs en scène comme tout récemment Denis Mpunga dans Il nous faut l’Amérique! et prochainement avec Pierre Megos dans #Odyssée (1), ou encore dans ses propres productions comme Oshiire (2), voir Uiko Watanabe (1975, près de Tokyo) sur scène, c’est s’en souvenir, immanquablement. D’abord parce qu’il n’est pas si fréquent que des artistes japonais fassent carrière chez nous. Ensuite, parce que Uiko Watanabe a un corps hors du commun, extrêmement menu, presque enfantin, fragile en apparence, mais animé d’une évidente détermination.

C’est précisément parce qu’elle la trouvait trop petite pour son âge que sa mère l’a inscrite, à 4 ans, en danse classique. Depuis lors, Uiko Watanabe n’a jamais cessé de danser, en pratiquant le classique jusqu’à aujourd’hui, mais en variant les plaisirs et les expérimentations avec le jazz, la modern dance, la danse contemporaine, le flamenco, le butô et même les danses africaines. « Je ne peux pas imaginer ma vie sans danse, commence-t-elle alors qu’on la rencontre à Bruxelles. Il ne s’agit pas seulement de danser sur scène, mais d’un véritable mode de vie. » Pourtant, à l’adolescence, un constat s’impose : au Japon, il est impossible de gagner sa vie de son art. « Ma famille n’était pas riche et avait dépensé beaucoup pour ma pratique de la danse. A un certain moment, il ne fallait plus dépenser, mais gagner de l’argent. C’est pour cela que j’ai quitté mon pays. Vers 18-19 ans, j’avais rencontré quelques danseuses qui travaillaient en Europe et vivaient de la danse. A ce moment-là, je n’avais pas imaginé à quel point c’était difficile, mais j’ai pensé: si elles le peuvent, pourquoi pas moi? »

Demander trois fois

Pour des raisons de facilité, Uiko Watanabe arrive d’abord aux Pays-Bas, pays qui a été le seul à entretenir des échanges commerciaux avec le Japon alors que l’archipel était fermé pendant des siècles au monde extérieur. Dans la galère des castings et des permis de séjour, la danseuse fait plusieurs allers-retours entre l’Europe et le Japon avant de s’installer à Bruxelles. Elle danse pour Philippe Decouflé, Fatou Traoré, Pierre Droulers, Maria Clara Villa Lobos… Mais elle supporte mal les périodes d’attente entre deux contrats. « Chaque jour, chaque nuit, je me disais que je devais changer de profession. Souvent, on n’a pas assez de travail, et quand on en a, c’est vraiment intense: on n’a plus de vie privée, il faut donner, donner, donner. Pour moi, c’était trop en dents de scie. »

Il ne s’agit pas seulement de danser sur scu0026#xE8;ne, mais d’un vu0026#xE9;ritable mode de vie.

C’est pour combler un de ces moments de vide professionnel qu’elle a commencé elle-même à chorégraphier. En 2008, elle crée son premier solo, La Pièce avec les légumes, suivi de La Pièce avec les gâteaux, puis de La Dernière Scène, dans ce qui formera sa trilogie ludique et espiègle Food Story. Une manière d’évoquer, par le biais de la nourriture, les différences culturelles entre son pays natal et sa nation d’adoption. « Ce n’est pas une question de bon ou mauvais, mais ce sont des manières différentes de penser, de communiquer. Au Japon ne vivent pratiquement que des Japonais. Il y a beaucoup de codes, mais tout le monde les a intégrés et, dans une même situation, tout le monde comprend la même chose. Ici, tout le monde peut avoir des interprétations différentes de la même situation. Au Japon, par exemple, quand quelqu’un vous demande si vous voulez boire ou manger quelque chose, il faut d’abord répondre non, même si vous avez vraiment faim ou soif. Alors qu’ici, si quelqu’un vous demande si vous voulez manger et que vous répondez non, on en déduit que vous n’avez pas faim. Quand je commençais par nier avoir faim devant mon compagnon, je me demandais pourquoi il n’insistait pas: au Japon, il aurait dû me le demander au moins trois fois! » Un détail parmi d’autres, significatif de potentielles incompréhensions plus profondes. « Je pense qu’il y a une différence entre comprendre et accepter. Parfois je comprends, mais je ne veux pas accepter. Je dis souvent « oui, oui », mais ça ne veut pas dire que je suis d’accord, ça veut simplement dire que j’écoute. »

Au quotidien

Oshiire, son duo avec Vincent Minne, désigne une autre réalité typiquement japonaise: ces placards intégrés où sont rangés les futons pendant la journée, mais qui peuvent aussi servir de lieu pour les punitions ou de cachettes pour s’échapper dans la rêverie. Un prétexte, pour la danseuse, pour évoquer sa jeunesse et ses rapports complexes avec sa mère, avec qui elle vivra après le divorce de ses parents. « Au Japon, quand les parents se séparent, les enfants doivent choisir avec qui ils vont vivre, mais quand ils ont choisi, ils ne voient plus jamais l’autre parent. Il n’y a plus aucune communication, zéro. Je pense que chacune de mes pièces est une époque de moi qui m’intéresse. »

Quant à #Odyssée, qu’elle prépare actuellement avec le créateur protéiforme Pierre Megos – « il a fallu qu’il m’explique l’histoire d’Ulysse, parce qu’évidemment, je n’ai pas du tout étudié la mythologie grecque » -, il s’agit d’un projet théâtral, mais où la technique vidéo avec incrustations d’images liveprend une telle place que le jeu s’apparente à une chorégraphie, calibrée au centimètre près. Aujourd’hui encore, Uiko Watanabe est perplexe par rapport au jeu théâtral. « Quand j’ai commencé le théâtre ici, avec Armel Roussel, je ne pouvais pas comprendre ce que c’était, « être un bon comédien », se rappelle-t-elle. Comment pouvait-on s’améliorer? Comment pouvait-on s’entraîner? Ça m’angoissait en tant que danseuse. Mais même si je ne comprenais pas, je voyais qui était bon comédien. Je ne parlais pas encore le français, mais je saisissais au-delà des mots la qualité de présence d’un acteur sur scène. A présent, je suis convaincue que l’entraînement du comédien, c’est la vie, le quotidien. Mon quotidien à moi est tourné vers la danse. La manière dont je mange, dont je vis, c’est pour la danse. Je danse depuis tellement longtemps que je ne peux pas envisager les choses autrement. »

(1)#Odyssée: du 8 au 10 novembre au théâtre de Liège, et du 7 au 21 décembre au théâtre Varia à Bruxelles.

(2)Oshiire: du 14 au 17 mai 2019 au théâtre Varia à Bruxelles.

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