Laurent Raphaël

L’édito: L’art pour les nuls

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’art est un bon baromètre pour humer l’air du temps. Ses révolutions esthétiques précèdent souvent les mouvements tectoniques de la société tout entière. Le futurisme des années 1910 n’annonçait-il pas le culte de la vitesse et la folie autodestructrice qui consumeront la modernité industrielle tout au long du XXe siècle?

Quel mouvement incarne aujourd’hui cette avant-garde prémonitoire? Le street art? Il a certes fait entrer l’agitation et l’insubordination de la rue dans les musées mais il n’a pas échappé à une récupération cynique du marché, perdant en mordant et en urgence ce qu’il a gagné en respectabilité. Au point de devenir un objet de spéculation comme les autres. Même le tout-puissant Banksy ne peut empêcher les expositions et les ventes aux enchères de ses oeuvres, qui les banalisent et en diluent le message politique. Comble de l’ironie, plus l’artiste anglais proteste contre cette usurpation, plus il raille le système, plus les acheteurs se pressent. 750.000 euros pour un tableau original portant la mention « Je ne peux pas croire que vous achetiez cette merde, bande de crétins« …

Si ce n’est pas sur les murs des villes, ni a fortiori dans les nouveaux temples chics de l’art comme la Bourse de Commerce de Paris, rénovée à grands frais par le fortuné François Pinault pour y exposer sa collection personnelle du meilleur goût, la prochaine déflagration artistique, celle qui va changer la donne, inventer un nouveau langage et ouvrir un nouveau champ des possibles pourrait-elle venir du Net? Cela s’agite en effet beaucoup en ce moment autour de ce qu’on appelle le « crypto art ». Confidentiel voici encore quelques mois, cet espace de création dématérialisé, où le bitcoin a remplacé le dollar comme monnaie d’échange, où les montages photo et les mèmes ont détrôné les tableaux et les sculptures et où le NFT (sorte de jeton virtuel unique permettant d’identifier un objet numérique) a remplacé le certificat d’authenticité, affole désormais les compteurs: 69,3 millions de dollars pour le collage de l’artiste Beeple et, plus surprenant encore, 2,9 millions pour le premier Tweet d’un des cofondateurs de Twitter.

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Révolution copernicienne ou nouvelle supercherie orchestrée par des marchands qui savent comment dépouiller les vaniteux de ce monde? La question mérite d’être posée. Devant l’indécence des montants atteints par des « oeuvres » sans aucune valeur esthétique, certains auront vite fait de hausser les épaules ou de ricaner sur la connerie décidément sans limite du microcosme de l’art contemporain.

Mais derrière le cirque médiatique, n’y a-t-il pas dans cette entorse aux règles de l’art (on est loin du show-off d’un Jeff Koons ou d’un Damien Hirst) l’amorce d’un tsunami plastique? Après tout, quand Marcel Duchamp a exposé sa Fontaine ou que Malevitch a cassé les codes du bon goût figuratif avec son Carré blanc sur fond blanc, les mêmes rires moqueurs ont fusé, avant que ces « horreurs » ne deviennent des jalons indiscutables dans l’Histoire de l’art. L’un et l’autre, qui voulaient en finir avec la subjectivité bourgeoise, ont dynamité le regard.

L’art est une hydre à deux têtes. Il peut embraser les sens, il peut aussi, et l’un n’empêche pas l’autre, nous arracher à nos illusions. C’est sur ce versant plus radical, plus conceptuel que l’on retrouve les mouvements les plus marquants. Le surréalisme et le mouvement dada, pour n’en citer que deux, ne cherchaient pas à faire joli mais à atteindre par de nouveaux moyens d’expression -le rêve pour l’un, l’anarchie joyeuse pour l’autre- une vérité toute nue. Sauf qu’ici, pas de rejet de l’ordre établi, dont l’horizon techno-libéral est désormais indépassable. C’est au contraire en singeant tous les tics du « capitalisme avancé » -virtualisation extrême, opacité des modes d’acquisition, financiarisation ou encore penchant régressif pour le kitsch- que ce nouveau courant invente un méta-art qui pourrait bien faire date. Et, qui sait, provoquer un salutaire sursaut…

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