Laurent Raphaël

L’édito: Juste une illusion

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Est-on devenus aveugles? Pas au sens médical du terme mais au sens philosophique. La première chose que font la majorité des gens désormais en entrant dans une galerie ou un musée, c’est de brandir leurs téléphones pour, au choix, trouver l’image la plus cool à poster sur Instagram ou se prendre en selfie devant la pièce maîtresse de l’exposition -et si possible les deux.

Soit dans un cas non plus regarder l’oeuvre les yeux dans les yeux mais juste lorgner son reflet sur un écran, dans l’autre lui tourner carrément le dos… Une forme de perversion du regard mais aussi des souvenirs puisqu’on s’en crée sur du sable: rendez-vous manqués, événements qui n’ont même pas eu le temps d’avoir lieu.

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Un « syndrome Joconde » qui prend une nouvelle dimension aujourd’hui avec cette mode des expériences immersives au coeur de l’univers graphique d’un artiste star, de préférence à la palette chromatique riche et éclatante -ça donne mieux pour les mappings-, le tout nappé d’une bande son qui ferait pleurer les pierres -du genre Beethoven, Strauss ou Wagner. Après la poésie art nouveau de Gustav Klimt et d’Egon Schiele à l’Atelier des Lumières à Paris -un nouveau lieu dédié à ces manifestations dopées au numérique-, c’est au tour des tourments champêtres de Van Gogh de repeindre les murs de la Bourse de Bruxelles, et de prendre du même coup nos émotions en otage en les noyant sous un déluge d’images et de sons. Même plus besoin de faire venir les tableaux sanctifiés. Leurs copies luminescentes et animées suffisent à attirer le chaland en mal de sensations fortes. Et pour cause, ces dispositifs bodybuildés (140 vidéoprojecteurs mobilisés à Paris…) dépassent de loin en pouvoir de sublimation les originaux coincés dans leurs deux pauvres dimensions. Le spectacle son et lumière est total. Et tant pis pour le voyage intérieur, le dialogue silencieux, l’envoûtement farouche, les nuances, les imperfections… En se mariant au numérique, l’art devient prestidigitation.

Mais est-ce encore de l’art? N’est-on pas plutôt dans le registre du divertissement culturel? Au même titre qu’une expo sur les Schtroumpfs? Et pourquoi pas après tout, si ça amuse petits et grands enfants? Oui, pourquoi pas. Du moment, comme disait Camus, qu’on nomme correctement les choses. La folie et l’urgence qui transpirent des toiles du naturaliste à l’oreille mutilée est ravalée ici au rang d’objet purement décoratif. Et il ne faut pas s’attendre à ce que le public qui est venu se rincer l’oeil se rue ensuite dans les musées et les galeries. Il serait d’ailleurs le plus souvent déçu, trouvant les toiles trop petites, trop ternes, leur regard ayant été conditionné à ne plus réagir en dessous d’un certain niveau de perfection digitale.

La boucle platonicienne est bouclée: comme les prisonniers coincés dans la caverne, nous prenons les ombres qui s’agitent sur les parois (sans doute des écrans LED 4K) pour la réalité. Un tour de force qui ouvre la porte à l’impensable il y a peu encore: rameuter les foules pour aller voir chanter un… mort. Si on peut donner l’illusion de se frotter à la peinture d’un artiste en la dopant à la 3D, on peut tout aussi bien se passer de la présence physique d’un interprète pour vibrer à sa musique. C’est le pari de ces concerts « donnés » par des hologrammes qui vont eux aussi se multiplier. La Callas sera sur la scène de Bozar à Bruxelles en novembre. En attendant Amy Winehouse, annoncée un peu partout l’an prochain. Et avant sans doute plus tard Johnny, Aznavour et pourquoi pas Presley.

Au diable le réel, vive sa contrefaçon! Le hic, c’est qu’une image, aussi parfaite soit-elle, ne rendra jamais la magie du réel. Un sentiment insaisissable que décrit la journaliste américaine Allison Hoover Bartlett dans son récit de non fiction consacré aux bibliomanes, L’homme qui aimait trop les livres (éditions Marchialy): « On a des descriptions de l’Holocauste, de l’endroit où Emily Dickinson a écrit la Lettre au monde ou de la sépulture de Jim Morrison. Inutile de se déplacer, des photos sont disponibles en ligne. Et pourtant, des milliers de personnes se rendent tous les ans à Auschwitz, à Homestead et au Père-Lachaise. Je suppose que nous aimons être environnés de livres pour les mêmes raisons que nous allons sur ces lieux, ils nous relient à quelque chose qui nous dépasse, quelque chose de réel. » L’hyper-réalité inventée par le monde moderne n’est pas la réalité, c’est juste son simulacre comme dirait Baudrillard. Ne tombons pas dans le panneau…

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