Frankenstein, créature de rêve

Frankenstein, version Mark Grey: selon le site Operawire, un des dix opéras à ne pas manquer cette année. © BERND UHLIG

Créé à la Monnaie, Frankenstein, le premier opéra de Mark Grey, propulse au XXIIIe siècle le roman gothique de Mary Shelley. La Créature ressuscitée y hante un show polaire et techno hallucinant!

« An 354 de la nouvelle ère glaciaire anthropogénique. » Comme dans Mission impossible, une armada d’astronautes accrochés à des filins d’acier plonge dans les entrailles de la Terre, depuis la coupole d’une salle de congrès abandonnée – Bouzloudja, comme indiqué en cyrillique au-dessus de la scène, une authentique ruine communiste bulgare. L’action se déroule dans un futur européen très lointain, neigeux, au milieu d’une sorte d’hiver nucléaire et dystopique provoqué par l’impact délétère des activités humaines. Les acolytes du professeur Walton viennent d’extraire du pergélisol, à 235 mètres de profondeur, un homme entièrement gelé. Des échographies d’un coeur qui palpite, des flashs de synapses frémissantes, des coupes sagittales d’un cerveau aux lobes léchés par des ondes électriques le montrent: en plein dégel, le garçon est sans nul doute en train de revenir à la vie. Autour du corps de ce gisant décharné, un choeur déclame le poème Prometheus de Lord Byron, proférant le cri du vieux Titan (celui à qui Zeus inflige un terrible châtiment pour avoir donné le feu aux hommes). Quant à la musique, elle emplit (littéralement) cette fascinante séquence de réanimation à l’aide de cymbales, de jeux rythmiques et de dissonances, et d’une série de bruits d’enclumes et de moteurs de voitures au démarrage, tous provenant d’enregistrements de terrain. Auparavant, l’opéra avait ouvert sur de très inhabituels sons de friction oscillant dans le grave, à l’instar d’un très gros bateau coincé dans la banquise. Et juste avant que l’orchestre ne se mette à jouer, une vague de white noise (le brrzzz quand on cherche une chaîne, en radio) avait déferlé dans le lointain en s’amplifiant. « Je voulais évoquer une traversée de l’Arctique par un jour blanc », explique le compositeur américain Mark Grey, dont c’est là le tout premier opéra.

Dans Frankenstein, le roman de Mary Shelley rédigé en 1816, le savant homonyme, parti dans le Grand Nord à la poursuite du monstre honni qu’il a créé, meurt d’épuisement. Mais pas sa créature. C’est à ce point précis que l’oeuvre lyrique de Grey reprend le récit, pour lui offrir une suite pessimiste: après avoir séjourné quelques siècles dans son cocon frisquet, l’homme artificiel est donc ressuscité par une équipe de chercheurs. Ces derniers disposent de moyens techniques extrêmement avancés, non seulement pour lire ses pensées, mais aussi pour les rendre visibles à tout un chacun. Par le biais de flash-backs successifs, l’histoire de Frankenstein se rembobine donc sur scène, à partir des bribes de la mémoire du grand cousu. Et cette fiction dans la fiction, qui convoque sur le plateau des protagonistes des deux époques, est un tel ovni artistique qu’on se peut se demander s’il appartient au genre « opéra ». Ce qui n’a pas empêché le site Operawire de le classer récemment parmi les dix opéras à ne pas manquer en 2019.

Formidables moyens

Plus que tout, c’est la sophistication technologique qui frappe, ici. Le metteur en scène Alex Ollé, l’un des six directeurs du collectif catalan La Fura dels Baus (familier de La Monnaie depuis son Grand Macabre décoiffant, en 2009) déploie à nouveau son envie de transformer un texte classique en expérience immersive totale. Au menu: des décors qui recourent à la réalité virtuelle, des éclairages fonctionnant exclusivement au laser, un usage systématique de la vidéo, notamment grâce à un projecteur frontal LED à 32.000 lumens, le plus puissant du marché. Sur scène, des images issues de tournages préalables se mêlent à celles prises en direct par les vidéastes de La Monnaie. Plusieurs écrans (de gaze, pour un effet brumeux) situés à différentes profondeurs de champ créent l’illusion de la 3D. Ces moyens formidables, qui assurent la matérialisation des souvenirs de la Créature et façonnent un gigantesque hologramme fantomatique, signent aussi, à leur façon, la dépendance technologique de l’art. Un clin d’oeil à Mary Shelley qui, du haut de ses 19 ans, soulignait déjà dans son ouvrage d’anticipation (le plus célèbre de toute l’époque romantique) les limites d’une science utilitaire – au même titre que les dangers du rejet des gens hors norme.

Mark Grey, de son côté, n’agit pas autrement, en assemblant les morceaux de souvenirs épars et torturés de son héros, comme Frankenstein ajustant des bouts d’humains. Son opéra, qui lance un défi esthétique au public, est un condensé de l’histoire de la musique électronique, et propose souvent le grand écart entre tradition et avant-garde tout en conservant un univers tonal, aux lignes vocales superbes. Réputé pour ses expérimentations électro-acoustiques (il est ingénieur du son et designer sonore, entre autres pour John Adams), Grey, 52 ans, est né à Palo Alto, en Californie. Il a vu sa région se muer en l’hydre informatique qu’est aujourd’hui la Silicon Valley. « J’ai grandi au milieu des Nasa, Lockheed, IBM, Kodak…: tous ces géants développaient là leurs technologies, et ça a évidemment influencé ma musique », nous confie-t-il. Commandé en décembre 2015 par La Monnaie, Frankenstein, écrit à Vienne, a fait depuis lors l’objet d’une version abrégée de 35 minutes, présentée en version instrumentale à Atlanta, en juin 2016.

L’opéra est encore remarquable par son choix judicieux des deux interprètes principaux, que Grey destinait aux rôles dès le départ. Quand il fabrique une femelle pour sa créature, à coups répétés de hachoir portés sur cinq cadavres féminins, le bariton texan Scott Hendricks, en boucher démoniaque, rend idéalement l’orgueil, la colère et la confusion qui ont gagné le docte bricoleur. Mais rien à faire, le Finlandais Topi Lehtipuu lui vole sans cesse la vedette. Conformément au roman d’origine, Grey voulait une créature agile, souple, mince, végétarienne. Mais aussi « la plus androgyne possible ». Nul doute que la mise en scène a revu le plan de base, car le ténor arbore un costume de nudiste qui ne laisse aucun doute sur son sexe: sosie du momifié autrichien Otzi, il balade ses genitalia et sa dégaine d’échalas scandinave, et tient parfaitement ses promesses criminelles et vocales, sous la direction de Bassem Akiki. Reste la douce Elizabeth (la soprano allemande Eleonore Marguerre) qui, avant de périr étouffée sous les mains du monstre, lui demande si poliment s’il ne peut vraiment pas « ajourner sa vengeance ». Sans le savoir, c’est elle qui délivre le fin fond du message de Shelley: cette absolue nécessité humaine de créer des liens, afin que, face à la solitude désespérée des uns, le manque de compassion des autres ne conduise pas immanquablement au désastre.

Frankenstein, de Mark Grey, jusqu’au 20 mars, à La Monnaie, à Bruxelles. www.lamonnaie.be

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