Festival d’Avignon, du micro au macro

Avant la représentation des Damnés, d'après le scénario de Luchino Visconti, mis en scène par Ivo van Hove lors de l'édition 2016. © BORIS HORVAT/BELGAIMAGE
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Depuis sa fondation en 1947, le festival d’Avignon est passé d’un trio de spectacles organisés en marge d’une exposition au plus grand rassemblement théâtral du monde. A la veille de l’ouverture de sa 73e édition, ce 4 juillet, retour sur la saga d’un rendez-vous devenu incontournable.

Il y a des chiffres capables de filer le tournis. 650.000 visiteurs par édition, 500 journalistes couvrant l’événement. Des centaines de milliers d’affiches recouvrant tout ce qui est possible d’être recouvert dans la ville pour promouvoir plus de 20.000 représentations, off et in confondus. En 2016, on estimait à 25 millions d’euros les retombées économiques pour la cité papale. Lorsqu’il débarqua en Avignon au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Jean Vilar se doutait-il du mastodonte auquel il s’apprêtait à donner naissance?

Au départ, en septembre 1947, la venue de Vilar en Avignon constitue un événement périphérique, une « animation » venant se greffer à la Semaine d’art, grande exposition de peinture où sont notamment accrochés Picasso et Matisse et qui prend place dans la grande chapelle du Palais des Papes au profit des sinistrés de guerre. Les organisateurs, à savoir le critique d’art et collectionneur Christian Zervos et le poète René Char, y ont invité le comédien et metteur en scène sétois, ancien membre de la troupe itinérante les Comédiens de la Roulotte ayant fondé sa propre troupe en 1942, pour qu’il y joue son grand succès public Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot. Mais plutôt que de se reposer sur ses lauriers, l’infatigable Vilar préfère présenter dans la cour du Palais trois nouvelles créations: Richard II de Shakespeare, pièce qui n’a à l’époque à peu près jamais été jouée en France; L’Histoire de Tobie et Sara de Paul Claudel, publiée quelques années plus tôt, en 1942; et La Terrasse de midi, écrite par un jeune héros de la Résistance, Maurice Clavel. Soit, dès cette édition inaugurale, le désir manifeste de faire découvrir des textes méconnus du répertoire et de monter des auteurs contemporains, ainsi que la volonté de s’installer en plein air pour, dixit Vilar, « faire respirer un art qui s’étiole dans des antichambres, dans des caves, dans des salons ».

La cité papale déploie une force d’attraction inégalable.

Bourgeonnement en province

Lors de cette première édition, parmi la troupe de Vilar dans laquelle figurent notamment Michel Bouquet, Silvia Montfort, Jean Négroni, Germaine Montero et Alain Cuny, Jeanne Moreau décroche, à 19 ans, son premier contrat de théâtre, pour jouer dans le Richard II. « J’ai connu là une joie, un bonheur, une exaltation, a-t-elle déclaré plus tard. C’est-à-dire que nous avions le trac, mais pas ce trac sec, cette peur que les gens ne vous trouvent pas bien. On avait l’impression d’être des novateurs. » En 1948, Vilar persiste et signe, débarquant dans le Vaucluse en juillet cette fois. Il démontre son audace en présentant, trois ans à peine après la fin de la guerre, un texte d’un auteur allemand du XIXe siècle, La Mort de Danton de Georg Büchner. En 1951, Gérard Philippe, devenu star du cinéma notamment grâce au Diable au corps, rejoint l’équipe de Vilar pour jouer Le Prince de Hombourg de Kleist et Le Cid de Corneille, faisant profiter le festival de son aura.

Jean Vilar, Jeanne Moreau et Gérard Philippe au festival d'Avignon, dans les années 1950.
Jean Vilar, Jeanne Moreau et Gérard Philippe au festival d’Avignon, dans les années 1950.© SERGE LIDO/ISOPIX

Le bourgeonnement du festival d’Avignon prend place dans un contexte politique particulier, qui va favoriser son essor. Après la Libération, Jeanne Laurent, résistante devenue, en 1946, sous-directrice aux spectacles et à la musique à la direction générale des Arts et des Lettres, lance un mouvement étatique de décentralisation, afin que le théâtre sorte de son carcan parisien, rayonne un peu partout en province et touche de nouveaux publics. C’est avec cette volonté que sont fondés les premiers Centres dramatiques nationaux (CDN), comme celui de Colmar en 1946, la Comédie de Saint-Etienne en 1947 ou encore ceux de Rennes et Toulouse en 1949.

In et Off

En 1966, le festival connaît deux petites révolutions. En invitant le chorégraphe Maurice Béjart et son Ballet du XXe siècle, Jean Vilar fait entrer la danse par la grande porte aux côtés du théâtre. Et la programmation officielle se voit par ailleurs concurrencée par l’irruption de spectacles « non invités ». C’est le Marseillais André Benedetto, installé en Avignon depuis la fin des années 1950 et qui y dirige depuis 1963 le Théâtre des Carmes, qui a cette impudence. Il présente sa propre création Statues, puis l’année suivante Napalm, traitant de la guerre du Viêtnam, tandis que le In, lui, s’ouvre au cinéma, projetant dans la cour du Palais le film de Jean-Luc Godard La Chinoise.

Pendant trois semaines, les rues seront tapissées des affiches du Off.
Pendant trois semaines, les rues seront tapissées des affiches du Off.© JOSE ANTONIO MORENO/GETTY IMAGES

La brèche est ouverte. Nourri dans un premier temps par des compagnies locales, le Off attire bientôt des artistes venus des quatre coins de France, voire de plus loin encore, pour profiter de ce rassemblement de spectateurs en constante augmentation. En 1970, le Off d’Avignon rassemble une trentaine de spectacles. Ils sont près de 150, répartis dans 40 lieux différents, en 1980. 700 en 2002. En 2018, le Off proposait 1538 spectacles dans 133 lieux, dont 150 spectacles destinés au jeune public et 168 spectacles internationaux. Aujourd’hui, le Off, tentaculaire, s’emparant de la moindre arrière-cour susceptible de recevoir une scène et un gradin, enchaînant plusieurs spectacles sur la journée dans un même lieu par souci de rentabilité, draine un public plus nombreux que le In. Il attire aussi des centaines de programmateurs, venus faire leur marché sur cet étal immense et chaotique, tendant l’oreille aux rumeurs de pépites dans leur désir de dénicher la perle rare, de tomber sur la révélation. Et quelle que soit la manière dont ils y ont trouvé place, les spectacles pouvant se targuer d’avoir été présentés à Avignon jouissent d’un label envié, pourtant pas forcément gage de qualité.

L’ère post-Vilar

A l’été 1968, Maurice Béjart reprend en Avignon sa pièce créée lors de l’édition précédente, la fameuse Messe pour le temps présent. Mais les grèves qui font suite au mouvement de Mai causent l’annulation de la plupart des spectacles du festival. Les manifestants scandent un slogan réducteur mais qui claque: « Vilar, Béjart, Salazar! », plaçant sur le même pied les deux artistes et le dictateur portugais. L’édition est catastrophique. Vilar, profondément marqué par ces attaques personnelles, meurt trois ans plus tard, d’un infarctus.

1967: Maurice Béjart dirige Hitomi Asakawa et Jorge Donn lors d'une répétition de Roméo et Juliette.
1967: Maurice Béjart dirige Hitomi Asakawa et Jorge Donn lors d’une répétition de Roméo et Juliette.© GETTY IMAGES

Parmi ceux qui lui ont succédé, plusieurs vont mettre l’accent sur l’ouverture à l’international. Ainsi, Alain Combecque, directeur de 1985 à 1992, programme-t-il différentes versions du Ramayana, épopée au fondement de la mythologie hindoue. A la tête du festival à deux reprises, de 1980 à 1984 puis de 1993 à 2002, Bernard Faivre d’Acier invite la chorégraphe allemande Pina Bausch, le metteur en scène d’origine irlandaise Declan Donnellan ou encore le Belge Alain Platel, et propose en 1997 « une saison russe ». Le duo de directeurs formé par Hortense Archambault et Vincent Baudriller développera à partir de 2004 le concept d’artistes associés en veillant à une alternance entre invités français et étrangers. Dans cette dernière catégorie figurent notamment l’Anversois Jan Fabre (en 2005), l’Italien Romeo Castellucci (2008), le metteur en scène libano-québécois Wajdi Mouawad (2009) et le Congolais Dieudonné Niangouna (2013).

Aujourd’hui, et depuis sa nomination en 2014, Olivier Py, premier artiste à figurer dans la liste des héritiers de Vilar, poursuit la double mission du In d’Avignon: proposer le meilleur de la création made in France, tout en ouvrant une fenêtre sur l’ailleurs et le lointain (voir aussi ci-dessous). En se muant pour quelques semaines estivales en microcosme, en épicentre des séismes théâtraux, la cité papale déploie une force d’attraction inégalable. Pour longtemps encore.

Avignon 2019

Une nouvelle fois pour cette 73e édition, le meilleur de la création française et la crème internationale se côtoient dans le programme officiel aux trois clés. On y retrouve des fidèles comme Pascal Rambert, qui y présente Architecture, fresque sur l’Europe du XXe siècle, avec notamment Emmanuelle Béart, Stanislas Nordey et Denis Podalydès. Ou comme Jean-Pierre Vincent, qui s’attaque à l’Orestie d’Eschyle avec une série d’élèves comédiens formés à Strasbourg. Ou comme le Suisse Stefan Kaegi qui, avec son Rimini Protokoll, se penche sur l’histoire de Cuba avec quatre non-acteurs.

Le chorégraphe burkinabé Salia Sanou se confronte à la flamboyante danseuse franco-sénégalaise Germaine Acogny, à l’écrivaine canadienne Nancy Huston et au musicien Babx pour Multiple-s (présenté début juin à Bruxelles, à la Raffinerie de Charleroi danse). Le musicien brésilien Tigana Santana interprètera la musique de Milton Nascimento. Homère sera mis à l’honneur par la metteuse en scène carioca Christiane Jatahy et par la Française Blandine Savetier. Le directeur lui-même, Olivier Py, monte le Macbeth de Shakespeare avec huit détenus du Centre pénitentiaire Avignon-Le Pontet, tout en proposant, avec L’Amour vainqueur, une opérette pour enfants inspirée par un conte des frères Grimm.

Petit cocorico belge, enfin, avec la double présence de l’écrivain Maurice Maeterlinck, salué par une version de Pelléas et Mélisande de Julie Duclos et une adaptation de sa Vie des abeilles par Céline Schaeffer. Quant à la compagnie gantoise Ontroerend Goed, elle déploie en Avignon une forme innovante de spectacle participatif : Lies (testé et approuvé à Bruxelles au festival Singulier de l’Atelier 210), où chaque spectateur prend place à une table semblable à celle du Blackjack pour se glisser dans la peau… d’une banque et goûter à l’ivresse irrépressible de la prise de risque financier. Terrifiant!

Festival d’Avignon, du 4 au 23 juillet, www.festival-avignon.com

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