Expo: Balls & Glory, jeunes artistes aux portes de la gloire

Les sculptures de Sarah Caillard réussissent l'étrange alchimie d'insuffler de la sensualité au coeur de matériaux résolument bruts. © Olivier Donnet
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Difficile de se faire un nom quand on est un jeune artiste. Forte de ce constat, la Galerie Rodolphe Janssen livre Balls & Glory, une expo renouant avec une dimension essentielle du métier: faire émerger.

Percer. Quitter l’ombre d’un atelier, quand on a la chance d’en posséder un, et pouvoir s’exposer au grand jour. Ce rêve légitime et pénétrant, tous les jeunes artistes le font. En vrai, il se produit rarement. Souvent, c’est la galère, et la vie « de six mois en six mois » qu’on trouve à l’autre bout du désir d’émerger. « Les trois quarts d’entre nous décrochent », explique Sarah Caillard, plasticienne parisienne de 27 ans débarquée à Bruxelles. « Les difficultés sont nombreuses. Elles se concentrent sur deux dimensions essentielles d’un projet artistique: le temps et l’espace. Avoir un atelier est crucial mais cela coûte cher. A cela, il faut ajouter les coûts de production. Souvent, on prend un travail alimentaire pour régler ces questions matérielles. Avec pour conséquence que l’on met la pratique sur le côté. D’abord un peu et ensuite beaucoup… On se dit, c’est pas grave, je reprendrai quand j’aurai du temps. Mais celui-ci fond comme neige au soleil, l’énergie elle aussi s’amenuise. Alors on abandonne. On le fait d’autant plus vite que sur le marché personne ne nous attend et que, si l’on est cohérent dans sa démarche, l’oeuvre à venir appartient au registre de la rupture, ce qui complique sa réception par autrui », précise-t-elle.

Diplômée d’un master en arts visuels de La Cambre, option sculpture, Sarah Caillard a misé sur la capitale belge pour faire son chemin. « J’ai eu d’emblée un bon feeling avec cette ville, il y règne une ambiance absurde qui rend les choses possibles », explique l’intéressée. Ce choix géographique semble lui réussir pour le moment en ce sens qu’il lui a permis de ne pas céder un pouce au plus grand des dangers: « Ne plus penser créativement mais économiquement. » Après avoir obtenu au sortir de ses études une bourse, une résidence et une exposition de la fondation Moonens, la jeune Française a eu la chance de trouver un atelier grâce au bAd, ce « district rhizomique » privé qui propose 25 espaces à une cinquantaine d’artistes -dont Stéphane Aubier et Vincent Patar, alias Pic Pic André- dans les anciens bâtiments Bpost au 22 quai de Willebroek. Elle n’y paie que les charges. C’est là que Sarah travaille, créant des sculptures faites de paraffine, d’alginate, de plâtre ou de béton armé. « Je creuse mon obsession du corps, j’essaie de montrer ce que je vois, ce que je ressens des gens en mettant en place un processus dans lequel le hasard et l’accident ont une place. Utiliser des matériaux comme le béton, le polystyrène ou le grillage de poule est ma façon de poser une contemporanéité à mon travail », explique la plasticienne. Sans compromis, ces silhouettes longilignes, mi-femmes mi-mantes religieuses, ne sont pas sans déployer une dimension totémique. Un parcours sur des rails? Pas vraiment, le précaire est toujours à l’ordre du jour car, à la fin du mois de janvier, c’est l’inconnu: le groupe AG Real Estate transformera les bâtiments qu’elle occupe en logements. Et Sarah se retrouvera sans lieu de travail.

Étienne Courtois signe des natures mortes, mi-cubistes mi-arte povera, qui ont la contrainte pour horizon.
Étienne Courtois signe des natures mortes, mi-cubistes mi-arte povera, qui ont la contrainte pour horizon.© Olivier Donnet

Peu d’élus

C’est un parcours totalement différent que fait valoir Etienne Courtois. Arrivé à la création en 2010, ce polytechnicien qui travaillait dans une banque d’investissement s’est totalement reconverti. « Avant, mon job était d’acheter des placements à risque, de les restructurer pour les revendre conformément aux attentes de potentiels investisseurs. Aujourd’hui, je fais exactement l’inverse, ce que je propose n’est absolument pas formaté pour séduire qui que ce soit, je ne vends plus du vent mais le résultat d’une démarche personnelle sans concession et livrée telle quelle », commente-t-il. David Bowie ne disait-il pas que c’était quand il avait écrit sans réfléchir au public qu’il avait fait ses meilleurs disques? C’est ce même credo qui anime les artistes qui émergent aujourd’hui. Beaucoup d’appelés, peu d’élus: Etienne Courtois aussi témoigne de la difficulté d’exister au sein d’un marché de l’art sursaturé. Depuis 2013, il a fait un pas supplémentaire sur ce parcours du combattant en disposant d’un atelier qu’il partage avec un autre artiste. Une étape qu’il qualifie d’essentielle dans son parcours.

Situé boulevard du Midi, ce lieu surmonté d’une magnifique verrière était auparavant celui dans lequel évoluait une plasticienne qui a gagné depuis ses lettres de noblesse, Aline Bouvy. Venu de l’extérieur, Etienne Courtois pointe un milieu ouvert dans lequel « la solidarité existe », évoquant par là l’entraide entre artistes. N’empêche, ce réseau que l’on se crée assez rapidement ne dispense pas de devoir montrer que « l’on est prêt à tout pour que les choses se passent ». Pour montrer l’intensité de son désir, Etienne Courtois n’a pas hésité à s’autoproduire en 2015 à la faveur d’un « self-run space » et d’une exposition intitulée Stay Out of My Slippers. L’initiative a porté ses fruits car elle a débouché sur un accrochage à la galerie bruxelloise Super Dakota. Il faut dire que son oeuvre ne manque pas de densité. Farcie de références cubistes et d’effets de matière -papier d’émeri, vinyle, éponge synthétique…- puisés dans une sorte d’arte povera 2.0 -objets de consommation cheap tels que des pantoufles d’hôtel, des pains de glace en plastique ou des brosses-, ses natures mortes déjouent tous nos a priori en termes d’image: on pense que c’est du studio… c’est de la prise de vue en extérieur; on est certain que c’est du numérique… il s’agit d’argentique; on ne doute pas qu’il y ait de la retouche… pas une once de Photoshop à signaler.

La suite de l’aventure? Elle passe forcément par la case « trouver une galerie ». « A moins d’être en collectif, il est impossible de s’autoproduire en permanence, c’est beaucoup trop chronophage, il faut assurer un tas de tâches qui n’ont rien à voir avec la création en tant que telle, on se disperse. Il est pourtant essentiel de se montrer, c’est cette étape qui permet de sortir du vase clos que constitue son propre regard. C’est en cela que le galeriste est essentiel, il décharge de l’accessoire tout en mettant le travail dans une autre perspective que celle de son nombril », détaille l’intéressé.

De gauche à droite: Sanam Khatibi, Liesbeth Henderickx, Etienne Courtois, Klaas Vanhee
De gauche à droite: Sanam Khatibi, Liesbeth Henderickx, Etienne Courtois, Klaas Vanhee© Photo Hugard & Vanoverschelde photography

Tremplin pour périphérie

Trouver un galeriste n’est pas si facile. Beaucoup sont trop occupés à faire tourner leur business à coups de valeurs sûres pour s’encombrer de trublions émergents. Rodolphe Janssen ne cache pas la logique économique qui préside à son métier: « Quand on a une équipe de sept personnes, on ne peut pas se contenter de vendre des toiles à 4.000 euros… » Il reste qu’avec son équipe, le Bruxellois a décidé de revenir aux fondamentaux du métier. « J’ai parmi mes collaborateurs des diplômés qui sont passés sans transition de l’université à la galerie. J’ai pensé qu’il était indispensable pour eux d’être confrontés au travail de terrain. Lorsque j’ai commencé ma carrière, j’allais visiter des ateliers, j’y passais un temps considérable, sans jamais avoir l’assurance que cela déboucherait sur quelque chose de concret », ajoute celui dont la galerie compte aujourd’hui des pointures comme Wim Delvoye ou Banks Violette. C’est de cette réflexion qu’est né Balls & Glory lors d’un déjeuner à la cantine éponyme de Gand -pour la petite histoire, on doit cette enseigne de restauration (qui cartonne aussi à Bruxelles, Louvain et Anvers) à Wim Ballieu, un BV qui a réinventé la boulette. L’exposition résulte donc de la visite d’une cinquantaine d’ateliers en Belgique. Outre Sarah Caillard et Etienne Courtois, ils sont sept à avoir été retenus: Kasper De Vos, Douglas Eynon, Julien Goniche, Liesbeth Hendreickx, Alejandra Hernandez, Sanam Khatibi et Klaas Vanhee. Rodolphe Janssen insiste: « Le but n’est pas de donner une vue d’ensemble d’une avant-garde belge. L’instantané que nous présentons est très hétéroclite. Après avoir monté une dizaine d’expositions avec de jeunes artistes américains, nous voulions montrer qu’il existe également chez nous une jeune génération de plasticiens aux parcours variés qui insufflent une nouvelle énergie sur la scène artistique belge. » Un fil rouge se dessine toutefois par-delà les divergences, tous les artistes présents questionnant les pratiques classiques -peinture, sculpture…- loin des médias 2.0 et autres performances. On applaudit l’initiative des deux mains, citant Bowie à nouveau: « J’ai compris très jeune que ce qui était fondamental pour la société venait toujours de sa périphérie. Tout ce qu’aspire le mainstream se dissout, se vide de son sens, devient inutile. »

Douglas Eynon
Douglas Eynon© Photo Hugard & Vanoverschelde photography

BALLS & GLORY, GALERIE RODOLPHE JANSSEN, 32 ET 35 RUE DE LIVOURNE, À 1050 BRUXELLES. WWW.RODOLPHEJANSSEN.COM JUSQU’AU 13/02.

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