Derrière les affiches du Théâtre de Poche

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Alors que sa saison est toujours en arrêt forcé, le Théâtre de Poche profite de son réseau d’affichage pour mettre à l’honneur son affichiste attitré, Olivier Wiame. Le représentant d’un métier en voie de disparition.

Depuis quelques semaines, des images pas comme les autres s’affichent dans les 19 communes de la Région bruxelloise, sur les panneaux où trônent d’habitude les publicités, à certaines périodes les visages des candidats aux élections, ou encore à notre époque des recommandations d’intérêt public sur la situation sanitaire. Un homme en costume cravate regarde sa tête souriante qui jaillit de sa braguette, une sorte de bec en pelure de patate lui émergeant du col. « Tout seul quand il sort » se déroule à sa droite, de haut en bas. Un autre homme aux chaussures bien cirées n’a plus de tronc, remplacé par une voiture des années 1970. Un humain-lapin au masque de foule surmonte ce message: « Protégez-les contre… le pouvoir. » Ces affiches, qui ne vendent rien, au goût rétro et aux décalages poétiques, sont les collages artistiques d’Olivier Wiame, auteur depuis une quarantaine d’années des placards promotionnant les spectacles du Théâtre de Poche. Un des derniers affichistes de Belgique.

La rue, c’est ma galerie d’exposition.

Olivier Wiame est l’héritier d’une longue tradition, gravée dans la mémoire collective à travers, notamment, des réalisations d’Henri de Toulouse-Lautrec pour les shows du Moulin Rouge ou de Théophile-Alexandre Steinlen pour le cabaret de Montmartre Le Chat Noir. Mais à l’époque où Wiame est étudiant en communication graphique à La Cambre (dans la classe de Luc Van Malderen), ce sont les affiches du Théâtre de Poche qui marquent particulièrement les esprits. « Voir dans l’espace public ces images qui présentaient des messages subjectifs, des formes parfois très puissantes, c’est quelque chose qui m’a vraiment interpellé dans ma jeunesse, se rappelle-t-il. Cette espèce de forme d’expression libre qui participait à l’environnement urbain me touchait beaucoup. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, ce qui était montré au Théâtre de Poche, c’était Arrabal, Peter Handke, Lodewijk de Boer, Roland Topor… Des spectacles terriblement outrageants pour le public qui devait encore porter la tenue de ville pour aller au théâtre. Ça faisait des esclandres, les gens sortaient en hurlant au scandale. Alors, voir une affiche de Jacques Richez (lire aussi l’encadré ci-dessous) pour Insulte au public de Handke quand on a 18 ans, c’est quelque chose de très séduisant. »

Derrière les affiches du Théâtre de Poche

Un point dans le o

Dans les années 1970 et 1980, le Théâtre de Poche constitue, avec le Théâtre 140 dirigé par Jo Dekmine, une des salles de spectacle qui tranchent franchement dans le paysage bruxellois. Fondé en 1951 et installé depuis 1960 dans le bois de la Cambre, le Poche, « Théâtre expérimental de Belgique », défend sous la direction de Roger Domani un théâtre radical, défricheur et dérangeant, permettant par exemple au public de découvrir le théâtre de l’absurde d’Ionesco. Olivier Wiame y travaille d’abord en tant qu’étudiant pour tenir le bar, les guichets, et comme assistant scénographe. Roger Domani, le voyant dessiner pendant ses moments creux, lui propose de réaliser l’une ou l’autre affiche. Il intègre alors le petit groupe d’affichistes du Poche, parmi lesquels figurent Jacques Richez, déjà cité, Raymond Renard ou encore Roland Topor.

Derrière les affiches du Théâtre de Poche

Olivier Wiame se confronte alors aux contraintes de l’affiche de théâtre. « On est au service du commanditaire et l’exercice est d’essayer d’être le plus subtil possible, précise-t-il. Il s’agit de lire le texte de la pièce, de comprendre le propos, d’en dégager les lignes de force et d’arriver à extraire une image qui parle d’elle-même, qui est autonome, qui doit accrocher même si on la voit de manière très fugace et qui, en même temps, représente le théâtre qui fait la production du spectacle. En l’occurrence, le Théâtre de Poche, qui a toujours joué le rôle de trublion, de fou du roi, d’observateur du monde avec un oeil critique, en défendant notamment le point de vue des immigrés, des marginaux. »

Sous la direction de Roger Domani, puis sous celle de Roland Mahauden et aujourd’hui celle d’Olivier Blin, Olivier Wiame, la génération précédente disparaissant progressivement, se retrouve seul affichiste à la manoeuvre et impose une patte reconnaissable, même dans la variété des techniques et sans charte graphique récurrente. « Pour moi, la création doit chaque fois être un acte original. C’est pour cela que je peux très bien utiliser des typographies manuelles ou traditionnelles et que je me sers de tous les médias – dessin, peinture, collage, gravure… – en essayant chaque fois de trouver celui qui correspond le mieux à la thématique. La seule chose que j’ai faite pour créer une identité graphique, c’est de mettre un point dans le o de Poche. » Autre récurrence: des corps déstructurés, composites, éclatés, intégrant parfois des objets, mais aussi une absence ou un effacement du visage, à l’opposé de la publicité classique qui use souvent du regard pour créer la connivence.

Derrière les affiches du Théâtre de Poche

Décoller

En quatre décennies, Olivier Wiame en a vu défiler des spectacles, chacun imposant ses propres défis graphiques. Pour Les Monologues du vagin d’Eve Ensler, monté en 2000, l’affichiste choisit de miser uniquement sur le lettrage, en mettant en grand le mot « vagin », bien moins facilement prononçable qu’aujourd’hui, occupant à lui seul toute une ligne en noir sur fond rouge. « Au début, ça choquait. Mais finalement, petit à petit, tant dans la communication interne au Poche que pour le public, par les spectateurs qui réservaient par téléphone, le mot était devenu une évidence. » Autre cas épineux, et qui reste hypersensible de nos jours, les spectacles abordant de front le radicalisme religieux. « Pour Allah n’est pas obligé, d’Ahmadou Kourouma, qui pourtant ne parlait absolument pas de l’islam, j’avais remarqué dans la rue que les gens arrachaient le mot « Allah ». Alors, pour l’affiche d’Allah Superstar avec Sam Touzani, qui était lui très polémique autour du djihadisme et des attentats, j’ai eu l’idée de prévandaliser l’affiche: sur la silhouette du personnage, j’ai placé une énorme tache noire, comme si on avait projeté un pot de peinture sur son visage. Et sur cette tache, j’ai écrit le titre, comme à la craie. Cette affiche-là n’a pas été vandalisée, parce qu’on pensait que c’était déjà fait. »

Derrière les affiches du Théâtre de Poche

Avec ses images fortes assumant l’héritage des affiches de propagande russes, de l’inventive école polonaise ou encore de la rigueur de construction typique du Bauhaus, Olivier Wiame est aujourd’hui un des derniers à assurer des vraies créations artistiques pour promouvoir les spectacles. La plupart des autres théâtres se contentent de montages sur base de photos. Et qu’on en arrache une partie de rage ou au contraire qu’on la prélève soigneusement pour l’emporter et l’exposer chez soi, les affiches du Poche ont la particularité d’être encore collées « à l’ancienne », alors qu’aujourd’hui la plupart s’exposent « sous cadre », dans des emplacements payants. Une forme de résistance à une certaine privatisation de la communication dans l’espace public dont les bénéfices reviennent en grande partie à des multinationales. « Aujourd’hui, finalement, la seule manifestation de liberté graphique dans l’espace urbain, c’est le street art, conclut l’affichiste, qui cite le précurseur Ernest Pignon-Ernest et ses grands collages de sérigraphies. La rue, c’est ma galerie d’exposition. Et quand les gens décollent mes affiches pour les emporter et les mettre chez eux, c’est pour moi l’ultime récompense de mon travail. »

Prolifique Jacques Richez

Parmi les prédécesseurs d’Olivier Wiame, Jacques Richez (1918-1994) est sans doute – mais il n’existe malheureusement pas d’archives assez solides pour l’affirmer – celui qui a produit le plus d’affiches pour le Théâtre de Poche. Par exemple celle de la création en Belgique en 1978 de Punk et punk et colegram d’Arrabal, de Kaddish d’Allen Ginsberg ou encore celle d’ Un certain Plume, de Henri Michaux, qui révélait seul en scène un certain Philippe Geluck, en 1982. S’il a aussi signé des affiches pour le Théâtre de l’Atelier Sainte-Anne (aujourd’hui Les Tanneurs) et plusieurs festivals et foires (dont l’Exposition universelle de 1958), Richez est aussi l’auteur de nombreux logos, notamment le premier iris jaune représentant la Région de Bruxelles-Capitale et le fameux G en spirale de la Société générale de banque. Ses oeuvres sont aujourd’hui conservées au Centre de la gravure et de l’image imprimée à La Louvière, qui lui a consacré une grande rétrospective en 1994, et aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles.

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