Bach sous l’orage
Anne Teresa De Keersmaeker pose une danse dépouillée sur les Suites pour violoncelle de Bach. Une plongée dans l’obscurité se clôturant par une renaissance, le tout porté à bout d’archet par l’extraordinaire Jean-Guihen Queyras. Bientôt, notamment, à la Monnaie.
Elles trônent, inertes, au fond de la salle. Ces machines – compresseurs, générateurs, convertisseurs – qui donnent son nom à la Maschinenhalle de l’ancien site minier du quartier de Zweckel, construite en 1909 au nord de Gladbeck. Le long du mur de gauche, abondamment balafré et où subsiste du carrelage blanc montant à hauteur d’homme, les portes et les fenêtres sont grandes ouvertes. A travers, depuis les gradins, on peut voir les arbres et les pelouses qui se dorent encore aux derniers rayons de cette soirée d’août. Ici le charbon a désormais fait place à la culture, dans un mouvement de reconversion que bon nombre de villes tentent d’appliquer à l’ère postindustrielle. Ce soir, c’est la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker qui investit la vaste friche, à l’occasion de la Ruhrtriennale. Et, comme d’habitude avec elle, tout a été soigneusement pensé.
Le spectacle, présenté en première mondiale, commence précisément à 19h30 et est éclairé presque exclusivement par la lumière naturelle (ce ne sera hélas pas le cas pour le reste de la tournée, en salle). C’est loin d’être la première fois qu’Anne Teresa De Keersmaeker s’extrait de la boîte noire de la salle de spectacle pour que sa danse se reconnecte avec le passage du temps, avec la vie. On pourrait citer sa récente incursion muséale de neuf semaines au Wiels bruxellois, pour « l’exposition » Work/Travail/Arbeid, ou la version filmique du cultissime Rosas danst Rosas, tournée dans une ancienne école technique de Louvain. Et en 2011, au festival d’Avignon, les spectateurs de son Cesena devaient se présenter à 4h30 à la cour d’honneur du Palais des papes pour assister à une chorégraphie illuminée par l’aube. L’année précédente, c’était autour du crépuscule que s’articulait En attendant, présenté au cloître des Célestins. Ce déclin de la lumière se retrouve au coeur de ce Mitten wir im Leben sind-Bach 6 Cellosuiten (1).
Danses baroques
Bach. Là non plus, pas une nouveauté pour ATDK et sa compagnie Rosas. Le compositeur baroque était de la partie pour Zeitung, créé en 2008 et repris prochainement au Kaaitheater (2), mais aussi pour Toccata (1993) et Partita 2 (2013). Il est de retour chez la chorégraphe avec un monument: les six Suites écrites dans les années 1720, Graal absolu de tout violoncelliste, avec son crescendo de difficultés techniques, confié ici à l’une des stars contemporaines de l’instrument, Jean-Guihen Queyras (lire aussi l’encadré ci-dessous).
Allemande, courante, sarabande, gigue: avec quelques « agréments » de menuets, bourrées ou gavottes, chaque suite enchaîne les danses baroques selon un schéma précis, comme il était de coutume depuis la Renaissance. Mais comme l’affirme Jean-Guihen Queyras, « Bach transcende tout cela ». « Il est impossible d’adapter strictement les règles de la danse baroque aux Suites pour violoncelle, explique le violoncelliste dans un entretien croisé avec ATDK destiné à la presse. Bach utilise certes les codes de base pour nourrir sa rhétorique, mais ces pièces s’évadent totalement du monde de la musique de la danse. Je vous mets au défi de danser une quelconque allemande baroque sur l’Allemande de la Sixième Suite! »
Mais ce lien originel entre musique et danse a néanmoins servi d’inspiration. Les danses baroques « ne sont qu’un fil parmi d’autres dans la texture chorégraphique des Suites pour violoncelle, confie Anne Teresa De Keersmaeker dans le même entretien, mais elles n’en sont pas absentes: nous lions les courantes à l’idée de course, les allemandes à la fluidité du rubato, les sarabandes à la majesté, les gigues à l’énergie, etc. »
Aidés par Jean-Guihen Queyras, la chorégraphe et les quatre danseurs qui l’accompagnent ont d’abord décortiqué en profondeur la structure des six Suites, pour construire le mouvement se déployant sur des diagonales, des cercles et des spirales. Chaque suite est composée dans une tonalité particulière, à laquelle répond un danseur en solo, laissant parler sa propre personnalité. La Première, en sol majeur, avec son prélude aux allures de tube, est pour le Corse Michaël Pomero, formé à Rudra, l’école de Maurice Béjart à Lausanne, membre du Ballet de l’Opéra de Lyon et interprète récurrent pour la compagnie Rosas depuis 2007. Le danseur évolue autour du violoncelliste, en dialogue avec la musique. Simplement assis sur un tabouret, Jean-Guihen Queyras joue cette partie en tournant le dos au public, la pique de son instrument fichée à la pointe d’un des pentagrammes, de plus en plus grands à mesure que la chorégraphie avance, marqués par de l’adhésif de couleur que les interprètes déroulent au sol entre chaque Suite, non sans l’avoir attentivement lissé pour éviter tout risque d’accroc.
A l’horizontale
La Deuxième Suite est pour Julien Monty, diplômé du Conservatoire national de Paris. La troisième pour Marie Goudot, formée elle aussi à Rudra. La quatrième pour le Slovène Bostjan Antoncic. Ces quatre-là se connaissent bien. Les trois premiers ont fondé ensemble à Lyon le collectif Loge 22. Tous sont membres du Ballet de l’Opéra de Paris et ont déjà dansé au sein de Rosas, notamment pour Work/ Travail/Arbeid. Lors de l’allemande (deuxième mouvement) de chaque suite, le danseur soliste est rejoint par Anne Teresa De Keersmaeker elle-même, qui adapte une phrase chorégraphique identique à ses différents partenaires. Constante. Dehors, le soleil disparaît petit à petit. Dans la danse et la musique, l’ambiance se fait de plus en plus mélancolique. Progression. A la Quatrième Suite, le public doit recourir à ses capacités nyctalopes pour discerner la danse dans la pénombre. Et puis, le violoncelliste s’en va, laissant Bostjan Antoncic seul, qui continue de se mouvoir en silence, avant que le violoncelle ne retentisse de nouveau, faiblement, depuis l’arrière des gradins. On aiguise ses yeux. On affûte ses oreilles.
Mais les regards des spectateurs sont soudain distraits. Dehors, des flashs. Le vent se lève et fait, imperceptiblement d’abord, puis plus violemment, bouger les vantaux des fenêtres. Le temps est venu de la Cinquième Suite, la plus sombre, en do mineur. Pour le prélude, Jean-Guihen Queyras est seul, uniquement éclairé par un spot latéral qui découpe son ombre sur la paroi de droite, où figurent quelques cadrans rappelant l’essor passé du lieu. On repense au grand Rostropovitch enregistrant les Suites de nuit, dans la basilique de Vézelay. Un homme joue Bach seul dans l’obscurité qui, ce soir, se zèbre d’éclairs. Un orage. La pluie s’abat sur le toit de la salle des machines, passe par les ouvertures et vient mouiller un tapis de danse qui devient alors dangereusement glissant à son extrémité.
Les aléas du direct, aurait-on dit en télévision. A Gladbeck, le ciel qui se déchaîne engendre un moment sublime, où l’être humain se souvient de sa petitesse. Et où l’aspiration au sacré imprégnant la musique de Bach prend toute son ampleur. Le compositeur a entamé l’écriture des Suites en 1720, année de la mort de sa première épouse, Maria Barbara. « Bach est un protestant luthérien: la relation à la mort n’est pas seulement au coeur de ses cantates mais, tout bien pesé, au centre de toute son oeuvre », souligne Anne Teresa De Keersmaeker. Elle a choisi comme intitulé de cette nouvelle création Mitten wir im Leben sind, extrait d’un hymne écrit par Luther à partir d’un chant en latin: Media vita in morte sumus, « au coeur de la vie, nous sommes entourés par la mort ». Une phrase inscrite sur la tombe de l’immense Pina Bausch, artiste allemande à laquelle tous les chorégraphes contemporains sont redevables, reposant dans sa ville de Wuppertal, à quelques dizaines de kilomètres de Gladbeck.
« Sais-tu, Jean-Guihen, quand la colonne vertébrale est le plus parfaitement disposée à l’horizontale? » a interrogé la chorégraphe. « Pour mourir. C’est une question d’abandon, de relation entre le passif et l’actif, entre le Yin et le Yang de la pensée chinoise. » Nourrie par les écrits de Newton et de Leibniz, Anne Teresa De Keersmaeker a ici développé sa chorégraphie autour du déploiement des vertèbres, de l’horizontale à la verticale, de la terre au ciel. Pas un hasard si sa tenue se compose d’une robe laissant voir son dos nu.
Sixième et dernière Suite. En un éclatant ré majeur, la même tonalité que le Magnificat de Bach. La lumière triomphe de l’obscurité et les spectateurs sont éblouis. Tous les danseurs sont là. Dans l’allemande, les phrases chorégraphiques individuelles entrent en connexion et vibrent ensemble. Courante. Les yeux, jusque-là souvent baissés, échangent enfin des regards complices. Sur les visages restés graves surgissent enfin les premiers sourires. Au coeur de la mort, nous sommes entourés par la vie. Noir. Tonnerre, encore, mais cette fois-ci d’applaudissements.
(1) Mitten wir im Leben sind – Bach 6 Cellosuiten: du 23 au 27 septembre à la Monnaie à Bruxelles, le 24 octobre au Concertgebouw à Bruges, du 15 au 18 novembre au Singel à Anvers, les 8 et 9 février au théâtre de Liège, les 4 et 5 mai au théâtre de la Ville de Luxembourg.
(2) Zeitung: du 9 au 18 novembre au Kaaitheater, à Bruxelles.
Il fallait quelqu’un de la trempe de Jean-Guihen Queyras pour assumer sur scène, soir après soir, pendant près de deux heures, l’interprétation des Suites pour violoncelle. Ce protégé de Pierre Boulez, pour qui il a été soliste au sein de l’Ensemble intercontemporain, impressionne par sa concentration et l’inébranlable qualité de son jeu dans des conditions pourtant hors norme. Positionné de dos, de profil ou de face, proche ou au fond de la salle, il réussit à entrer en dialogue avec les danseurs, qui vont parfois jusqu’à le frôler. Au salut, la sueur trempant sa chemise bleu nuit là où reposait son instrument est le signe manifeste de sa performance physique. On prolonge l’émerveillement avec l’enregistrement des Suites qu’il a livré pour Harmonia Mundi en 2007.
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