Alice recherche Lewis désespérément

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Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif/L'Express

Après une Odyssée époustouflante, le Théâtre de Parc propose une nouvelle adaptation d’Alice au pays des merveilles. Une interrogation troublante sur le temps qui passe… ou ne passe pas.

La petite Alice Liddell, inspiratrice des Aventures d’Alice au Pays des merveilles, n’est plus si petite que cela : elle a trente ans. Enceinte, elle est guettée par ce qu’on appelle de nos jours la « dépression pré-partum » : sentiment de solitude, d’insécurité, de manque… Franchir le cap de la grossesse oblige la future maman à régler ses comptes avec sa propre enfance. La muse de Lewis Carroll se rend non pas chez un psy, mais chez son créateur et ami. On lui refuse l’accès à sa chambre : alité, le romancier anglais est (sur)veillé par de lugubres cerbères.

A la recherche du sens de sa vie ou du sens qu’elle décidera de lui donner, Alice entreprend alors le voyage temporel in Wonderland. Courant sans cesse derrière un Lapin blanc en redingote toujours pressé, avatar de Lewis Carroll, elle s’enferme, au hasard d’improbables rencontres, dans une fiction créée pour elle. Trouvera-t-elle le moyen d’échapper à elle-même et à son refus de laisser le temps couler sur elle ? Réponse sur la scène du Théâtre du Parc, qui propose, jusqu’au 20 décembre (plus une représentation le 31 décembre), une version troublante d’Alice au Pays des merveilles, conte maintes fois adapté à la scène et à l’écran.

D’un mythe à l’autre

La saison 2014-2015 au Parc a commencé avec l’éblouissante et hilarante adaptation de L’Odyssée d’Homère, qui a attiré pas moins de 15 380 spectateurs. Un record. D’un mythe à l’autre, on passe à l’univers étrange et absurde imaginé par le révérend Charles Dodgson, alias Lewis Carroll, qui a écrit Les Aventures d’Alice en 1865, suivie par De l’autre côté du miroir. Après Le tour du monde en 80 jours et Le Mystère Sherlock Holmes, Thierry Janssen avait très envie d’explorer le monde fascinant de cet écrivain de l’époque victorienne. Jasmina Douieb, qui avait mis en scène le Sherlock Holmes, s’est greffée comme co-auteur et metteur en scène du nouveau projet. On saluera les prestations de Sophie Linsmaux, très inspirée par son rôle d’Alice, de Françoise Oriane, en Bombyx philosophe et énigmatique, ou encore de Thierry Janssen, en… Reine grotesque et tyrannique, exigeant d’être appelée « majesté ».

Dans le royaume imaginaire de Lewis Carroll, aux règles indéchiffrables et opaques, on se rappelle les événements avant qu’ils arrivent et on vit dans les deux sens à la fois, du futur au passé, de la veille au lendemain, de l’effet à la cause. Le nonsense est plus qu’un jeu : il détruit le bon sens. On vous promet « confiture demain et confiture hier, mais jamais confiture aujourd’hui. » En état de devenir permanent, Alice se transforme, son identité se brouille, ses contours s’effacent. Elle se cogne aux murs d’un monde désespérément trop grand ou trop petit pour elle. Elle est en porte à faux au pays des merveilles, comme Carroll l’était dans la réalité.

Conte pour enfants, les aventures d’Alice ? Bien plus que cela, c’est une mer d’histoires aux multiples entrées, qui trouvent un écho dans notre imaginaire. La vision théâtrale du texte mystérieux et hypnotique de Carroll interroge le regard de l’adulte sur ses lectures d’enfant et sur le temps qui passe ou ne passe pas. Elle invite au voyage et au rêve. Ou plutôt au cauchemar, suggéré par des masques burlesques à la James Ensor. Le thème de l’oubli, de la perte du nom et de l’identité, est omniprésent. Les auteurs de l’adaptation présentée au Parc se permettent aussi des clins d’oeil à la poésie surréaliste, mais également à Freud et à une lecture lacanienne de l’oeuvre. Plus anxiogène que gaie, la pièce déstabilise le spectateur. Car le monde d’Alice, plein de peur, est incertain et arbitraire. Si c’est l’univers des adultes vu par les yeux d’un enfant, on peut se demander lequel d’entre eux voudrait grandir pour y entrer !

Alice au pays des merveilles, de Jasmina Douieb et Thierry Janssen, d’après Lewis Carroll, création mondiale. Théâtre royal du Parc, rue de la Loi, 3, 1000 Bruxelles. Jusqu’au 20 décembre + le 31 décembre ; info@theatreduparc.be.

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