Alfredo Longo, artiste citoyen
C’est à Mons dans l’atelier de sa femme styliste qu’Alfredo Longo, le sculpteur et peintre montois, nous reçoit quelques heures avant l’inauguration de son coeur géant fait de trente mille canettes sur le rond-point du bois d’Havré, l’une des plus belles entrées dans la ville.
« Mon père est venu en Belgique à la demande de l’Etat pour travailler dans les mines. Ma mère l’a rejoint. J’ai trois frères et une soeur, nous sommes tous nés ici, raconte l’artiste d’origine italienne. J’ai tendance à dire que j’étais peut-être le plus bricoleur de la bande. » Alors qu’il travaille à l’usine, il s’inscrit en cours du soir où il suit une formation en dessins techniques. « Ça m’a permis de quitter l’usine au bout de trois ans pour travailler dans un bureau d’études. Puis comme je dessinais tout le temps, je me suis dit que j’irai à l’Académie des Beaux-Arts, toujours en cours du soir« , poursuit le sculpteur. Rémy van den Abeele, peintre surréaliste belge et professeur à l’Académie, décèle en lui « une sorte de talent » et le fait directement passer en troisième année. « Je suis sorti de là avec le titre d’élève le plus méritant, se rappelle Alfredo Longo. A partir de là, j’ai commencé à faire mes premières expos en peinture, en dessin et j’ai décroché quelques médailles. » Car s’il se spécialise aujourd’hui dans la sculpture, le premier amour de l’artiste fut d’abord pour la peinture: « Comme j’étais un peintre assez expérimental, je ne travaillais pas qu’au pinceau. Je mettais plusieurs couches de couleurs que je grattais. Il y avait un certain relief dans mon travail. J’ai pensé poursuivre dans le collage de carton et puis j’ai voulu continuer à travailler dans le volume. » La fragilité du carton lui a alors donné l’idée de travailler un matériel plus solide.
Est-ce que vous pourriez expliquer votre concept de Transform’Art Kompress?
C’est la transformation de la forme par compression et mise en oeuvre pour faire de l’art. Dans le mouvement « récup’art », qui existe depuis 20 à 25 ans et même plus, certains artistes prenaient des objets et les montaient ensemble. Les objets n’étaient pas transformés. La différence avec mon travail sur la canette, c’est récupérer ces cannettes et transformer leur forme pour les façonner. D’où le Transform’ Art Kompress. Pour cela, il y a plusieurs étapes intermédiaires. Je commence par la récupération des canettes qui sont lavées par le public en général. Ensuite je les trie par couleur puis elles sont comprimées dans le sens de la longueur sur un centimètre. A partir de là, elles peuvent commencer à servir une oeuvre. J’ai commencé par des petites pièces et puis est venue au point la stratégie pour en faire de plus grandes. C’est ce qui va être inauguré aujourd’hui, ce grand coeur de cinq mètres de haut pour lequel il a fallu construire une armature. Il faut que celle-ci soit déjà à l’effigie de ce qu’on veut représenter, elle doit être parfaite dans sa forme. Ensuite, on habille cette ossature avec toutes ces canettes aplaties que l’on va ceinturer autour de l’armature pour qu’elle devienne un seul bloc.
Vous dites être autodidacte.
Dans la sculpture, on fait beaucoup de stages: on peut apprendre la poterie, la terre glaise, la céramique, comment sculpter le bronze, etc. Cette forme de sculpture là, par la canette, vous avez beau regarder partout, il n’y a pas de livres, pas de sujets sur internet. Il y a de l’artisanat avec des canettes, des jouets, etc. mais pas de sculpture. Pour arriver à une structure solide comme un bloc de métal, mais qui reste visiblement faite de canettes, j’ai dû mettre au point une certaine technique. C’est au bout de la deuxième année que j’ai commencé à me dire que la technique devenait plus habituelle. J’évoluais bien sur les petites pièces et c’est seulement à partir de là que j’ai commencé à penser qu’on pourrait aller loin dans l’espace public.
Comment l’idée vous est venue d’utiliser des canettes?
Le carton est éphémère, il n’est pas assez résistant. Ca prenait aussi beaucoup de place dans mon atelier de peintre donc j’ai dû laisser tomber. Puis, en me promenant avec mon véhicule, je voyais des taches de couleur dans la rue, sur des appuis de fenêtre, débordant des poubelles. C’était des canettes. Il s’agit d’un des produits qu’on consomme et qu’on jette le plus au monde. La Belgique a une des plus grandes consommations de canettes par rapport à sa population.
La Belgique a une des plus grandes consommations de canettes par rapport à sa population.
J’étais aussi intrigué par cette idée d’emballages qui viennent de partout dans le monde. J’ai commencé mes premières sculptures en mélangeant le bois, le bronze, la ferraille et les canettes pour au final ne travailler qu’entièrement avec elles. Ce que j’aime avec ce matériel, c’est qu’il s’agit d’un défi constant. Il faut rester vigilant, je me suis blessé trois fois avec hospitalisation. J’adore aussi la canette parce qu’elle change tous les ans. Il y a des collections de canettes, de nouvelles marques qui arrivent sur le marché, de nouvelles boissons qui amènent un nouveau graphisme. Ce sont des artistes qui bossent là-dessus pour que le produit nous attire. C’est fabuleux la luminescence que les canettes ont. Pour ma matière de sculpteur, je voulais quelque chose qui ne soit pas complètement à travailler. Ici, si je veux, je laisse la canette telle qu’elle est. Pour mes petites pièces souvent les couleurs sont telles quelles. On reconnaît très peu les logos et ça donne un impact énorme au niveau de l’éclat. Même écrasée, la canette est belle.
Pourquoi pas un travail sur des bouteilles en plastique?
Je vais y arriver. Il est vrai que la bouteille en plastique a été moins développée au niveau du décor, des couleurs mais il y a des possibilités. Nous sommes aussi fortement pollués par le plastique. Les bouteilles ne sont pas toujours bien recyclées, il y a des îles de bouteilles qui flottent comme ça sur les océans. Pour réaliser une oeuvre complètement en PMC, je vais devoir étudier une autre technique, il faudra peut-être mettre au point d’autres outillages mais ça me donne envie.
Vous avez eu très vite le nombre de canettes dont vous aviez besoin?
Ah oui, ça débordait! J’ai dû même enlever le panneau devant chez moi sur lequel je demandais aux gens d’apporter leurs canettes. J’en ai mis un autre pour dire que j’avais besoin d’un peu de temps pour arriver à gérer le stock. Les gens ont écouté, donc c’est chouette.
Est-ce que vous pensez que c’est ce côté écologique qui a donné du succès à votre projet?
En tout cas la participation citoyenne vient de deux choses. Premièrement, se débarrasser de ses déchets et réduire le volume de ses sacs poubelles. Quand j’ai demandé aux gens de me donner leurs canettes, beaucoup ont été intéressés et certains m’appelaient même pour que j’aille les chercher chez eux. J’ai fait ça beaucoup de fois mais j’ai abandonné tout doucement ça parce que le réseau a gonflé au vu de mes expositions, au vu de mes messages dans les médias. Je récupère plus ou moins 400 canettes par semaine que je stocke chez moi. Elles sont ensuite réduites pour le volume. Le citoyen est fier de participer à quelque chose de noble. Au-delà de la nature, l’art c’est ce qui peut nous rester de plus beau sur la planète. C’est important d’avoir cette culture de l’environnement et en même temps cette culture artistique. Ce projet fait le lien entre l’écologie, la participation, et le beau. Les gens sont fiers, ils disent « on est content, il y a deux canettes à nous là-dedans ». Populaire, un artiste peut l’être très tard. Ici, je pense que c’est venu assez vite. Parce qu’il y a cet objet assez usuel, la canette, qu’on jette vite. Mon langage est universel. Malgré les difficultés, il y a un certain retour positif de toutes ces années où je me suis dit « tu l’as fait seul, tu as failli te décourager, personne ne te comprenait mais maintenant tout le monde te comprend très vite. »
C’est ça que vous appelez l’art « citoyen »?
Exactement, oui. On dit souvent que l’artiste reste enfermé dans son atelier et les marchands d’art s’occupent de vendre sa production. Je suis un peu contre ça. Si j’arrive à en vivre, c’est magnifique, mais je l’ai fait par passion. J’ai eu plein de métiers alimentaires, qui m’ont permis d’avoir une certaine liberté dans mes créations. Il serait utopique de dire qu’un artiste peut vivre de son art à 20 ans. Ça veut dire qu’il sera cadenassé par les galeries, par des contrats, et devra faire exactement ce qu’on lui dit. Je suis arrivé à l’âge de la maturité, je fais un peu ce que je veux. Certains disent « si tu n’as pas une Cartier à cinquante ans, tu as raté ta vie », je ne suis pas d’accord.
Vous avez traité plusieurs thèmes comme les coeurs, les têtes humaines ou les visages de super-héros. Est-ce qu’il y a une signification derrière ces oeuvres?
Le coeur c’est une grande symbolique universelle. Je me suis posé pas mal de questions en voyant le travail d’autres sculpteurs: de l’abstrait, de la figuration agressive ou guerrière, etc. J’ai pensé que les formes les plus simples sont parfois les meilleures et c’est pour ça que j’ai réalisé un coeur. J’ai commencé par des petites pièces en forme de coeur qui ont séduit public. En même temps, je voulais greffer un projet autour de cela. Pas seulement l’amour, l’amitié mais un projet qui avait un sens pour l’environnement, la planète. Ce coeur, c’est le coeur de la planète. Un geste pour la planète, un coeur tout en canettes. Sans cette planète nous ne sommes rien, elle nous donne tout et on n’y fait pas trop attention. Le projet a traversé les années et je pense qu’il arrive maintenant à son épanouissement. Des mariés ont déjà fait des photos à côté du coeur, tout un groupe de personnes âgées ont posé devant en signe de leur amitié. Ce coeur ne m’appartient plus. Il y a plein de thème là-dedans. Ce coeur représente beaucoup plus qu’une oeuvre d’art.
Les super-héros, c’est la mémoire collective. Ce sont des transpositions de ce que je vois pour le futur de l’homme. Des supers gardiens. Pour les têtes, ce sont des visages africains. J’aimerais les développer en corps humain pour concevoir une certaine humanité au travers de nos déchets. On doit faire face à nos déchets. La symbolique, c’est le futur de l’homme.
Vous avez rencontré des réticences face à votre projet?
Marc Darville, échevin du patrimoine et de la régie des travaux de Mons, a toujours cru en moi et en ce projet. Il venait voir des expositions dans ma galerie et je lui ai un jour proposé de faire une plus grosse oeuvre que je voyais sur ce rond-point du bois d’Havré. Il m’a fait confiance et a protégé le projet, il l’a soumis à la ville et au collège. Il y a eu des a priori, des doutes, des obstacles, mais il a toujours été avec moi. On pensait un moment le changer de place parce que ça pouvait être risqué du point de vue des accidents. Grâce au coeur, le rond-point a été éclairé.
Elio di Rupo, monsieur le bourgmestre, était ministre pendant toute cette période mais il a surveillé le projet et il a toujours su écrire au bon endroit au bon moment pour débloquer certaines situations. C’est la première ville qui accueille une oeuvre en canettes. C’est une première mondiale. Chaque ville devrait avoir un témoignage de citoyens qui ont participé dans un projet en disant « on est là, nous ». Ça peut faire boule de neige.
Ça vous a pris combien de temps pour réaliser ce coeur?
En ne travaillant pas tous les jours dessus, j’ai mis quatre ans pour réaliser deux coeurs. L’autre est installé au Lac de l’Eau d’Heure et le second sur ce rond-point de la ville de Mons, au bord du bois d’Havré. Rien de tel que de montrer le coeur de la planète dans un si bel écrin.
On a parlé de vous en France dans plusieurs médias. Est-ce que vous pensez développer vos projets à l’étranger?
En France, la différence avec la Belgique, c’est que notre pays est cloisonné par cette frontière linguistique. Je ne peux pas tout à fait m’exprimer en néerlandais. En France, j’ai eu beaucoup de démarches artistiques dans des galeries ou des salons artistiques. J’y ai eu beaucoup de compliments d’autres sculpteurs et de galeries qui font le tour du monde avec des oeuvres. Grâce à ça, j’ai pu me faire connaître un peu plus en dehors de la Belgique. La Belgique est un pays difficile: il faut y aller avec de grandes choses. La Belgique est un grand pays artistique mais elle ne s’émerveille pas tout de suite de ses artistes. Donc il fallait y aller avec quelque chose de fort. Là je pense que j’ai marqué des points.
Qu’est-ce que vous avez comme projet, prochainement?
Je vous en parle peut-être en primeur, une grande exposition va être réalisée dans les mois qui viennent pour retracer toute l’histoire du grand coeur parce que j’ai beaucoup de photos d’archive du début, de la construction de l’armature, de la mise en place des premières canettes. Il y a un collectionneur de canettes qui vient de me donner sa collection et j’aimerais l’ajouter à l’exposition pour montrer au public la beauté des canettes. Ça sera une exposition sur l’histoire de la canette et en même temps une transition vers l’art avec mon travail personnel.
Pour l’instant, je suis aussi présent dans une exposition dédiée à Andy Warhol à Cracovie en Pologne. Je leur ai envoyé quatre pièces. Être à côté d’Andy Warhol, c’est quand même pas mal. On me considère là-bas comme un artiste pop art contemporain.
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