Critique scène: Eschyle en Irak

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Milo Rau place Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Oreste, Pylade et Cassandre dans les ruines de Mossoul, ville qui est restée pendant trois ans aux mains de l’Etat islamique. Avec Orestes in Mosoul, créé au NTGent, le cycle tragique d’Eschyle n’a jamais été aussi contemporain.

On le sait, le metteur en scène et auteur suisse actuel directeur du NTGent Milo Rau (Five Easy Pieces, Empire, La Reprise…) s’intéresse à la violence et à sa représentation sur scène. On le sait aussi, de sa formation en sociologie chez Pierre Bourdieu et de ses années en tant que journaliste il a gardé un goût pour l’immersion et la recherche sur le terrain. Sa dernière création, Orestes in Mosul, croise ces deux penchants avec un des plus anciens classiques du théâtre occidental: l’Orestie d’Eschyle, trilogie écrite au Ve siècle avant notre ère.

La tragédie grecque commence dans le cadre de la guerre de Troie, lorsque Agamemnon, roi de Mycènes, est contraint de sacrifier sa propre fille Iphigénie pour que les dieux offrent un vent favorable à la flotte grecque. L’infanticide déclenche un cycle de vengeances et de meurtres qui va décimer une partie de la famille des Atrides.

Cette violence mythique antique, Milo Rau a décidé de la faire entrer en résonance avec la violence, ancienne et plus récente mais bien réelle, qui s’est abattue sur Mossoul, dans le nord de l’Irak, la dernière vague en date étant celle perpétrée par l’Etat islamique, qui en fit sa capitale entre 2014 et 2017. Avec ses comédiens, le metteur en scène s’est rendu dans cette cité qui n’est quasiment plus qu’un champ de ruines pour y jouer des épisodes de l’Orestie, avec la participation de jeunes comédiens et de musiciens locaux.

Critique scène: Eschyle en Irak
© Fred Debrock

Sur scène, et par l’intermédiaire d’un écran géant qui fait dialoguer (fictivement) les acteurs de Mossoul et ceux présents en chair et en os, il y a donc trois niveaux de réalité qui se côtoient: celle du spectacle qui se déroule devant nous (avec des acteurs flamands comme Johan Leysen et Marijke Pinoy, mais aussi des comédiens d’origine irakienne, Duraid Abbas Ghaieb, dans le rôle de Pylade, et Susana Abdulmajid, dans celui de Cassandre, racontant aussi des épisodes de leur propre vie); celle du tournage des scènes à Mossoul; et celle de la tragédie d’Eschyle.

Et Milo Rau de multiplier les croisements, floutages, dédoublements et rapprochements entre ces trois niveaux, mêlant les images enregistrées et celles captées en live sur scène, et reconstituant dans le décor le restaurant et une chambre-bungalow fréquentés par l’équipe lors du séjour à Mossoul. Avec comme leitmotiv le piano mélancolique du Mad World de Gary Jules.

De ces passerelles jetées entre le passé et le présent, entre ici et là-bas, entre les guerres antiques et les conflits contemporains, entre la violence fictionnelle et la violence réelle, Milo Rau réussit à tirer une version inouïe de l’Orestie, qui interroge au final la possibilité de sortir du cercle de la violence. Même si l’on commence à connaître les trucs et ficelles du metteur en scène suisse, le résultat reste puissant.

Orestes in Mosul: jusqu’au 7 mai au NT Gent à Gand (sans surtitres en français, uniquement en anglais et néerlandais); (avec surtitres en français) les 12 et 13 juin au Tandem à Douai et les 11 et 12 octobre au Kaaitheater à Bruxelles.

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