Comment les séries traitent les guerres d’hier et d’aujourd’hui
Travail de mémoire ou tentatives d’explications des enjeux géopolitiques contemporains: les séries contribuent à forger nos représentations des guerres et des conflits.
Elles ont évolué au gré des avancées de la recherche historique et scientifique, de la production littéraire, de l’émergence, depuis les replis de la mémoire, de nouveaux récits ou par les soubresauts de l’actualité immédiate. Parmi les séries les plus emblématiques du petit écran figurent des récits nous plongeant au cœur des guerres qui ont secoué ou déchirent encore le monde. “Les séries ont ceci de fascinant qu’elles nous font rentrer par le petit bout de la lorgnette dans des microcosmes de complexités humaines, politiques et géopolitiques”, affirmait le journaliste français Pierre Haski à l’occasion d’une conférence partagée avec sa consœur Florence Aubenas (“La représentation de la guerre est-elle possible en séries?”) dans le cadre de la dernière édition du festival Séries Mania, qui s’est tenue à Lille en mars dernier. De la petite à la grande Histoire, les séries interrogent en permanence l’équilibre fragile entre rigueur documentaire et exigences de fiction. Les questions des partis pris, des non-dits sur les enjeux globaux et la mort qui rodent autour des soldats et des populations civiles meuvent une production aujourd’hui particulièrement abondante.
La fabrique des (anti-)héros
La Seconde Guerre mondiale est une matière féconde pour analyser ces mécanismes. Le diptyque Band of Brothers (2001) et The Pacific (2010), tous deux produits par Steven Spielberg et Tom Hanks, avant d’être rejoints par un troisième volet, Masters of the Air prévu sur Apple TV+ ce printemps, constituent des références en matière de séries figurant l’engagement des troupes américaines entre 1941 et 1945. Si le réalisme et la qualité de la narration sont communs aux trois productions, elles n’en proposent pas moins une vision différente des conditions de combat. En marge de la conférence donnée à Séries Mania, Pierre Haski nous rappelait justement que “la Seconde Guerre mondiale transforme les soldats lambda en héros de guerre”. C’est surtout vrai pour Band of Brothers, qui ne cache pas son admiration pour les vétérans de l’Easy Company. Le trauma est présent, mais le courage et la noblesse d’une cause supérieure (l’héroïsme, la victoire du Bien contre le Mal) prévalent le plus souvent. En revanche, dans The Pacific, réalisé en 2010, après le 11 septembre et surtout l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Irak, le trauma qui frappe les soldats est omniprésent. La guerre transforme les soldats en anti-héros, en monstres ou en zombies, malmenés par un environnement particulièrement hostile et un ennemi japonais qui ne recule devant aucun sacrifice, un mode de combat qui dépasse les G.I. Le rapport aux blessures, à la mort, aux populations civiles et surtout aux événements qui traversent “l’arrière”, le home front de l’Amérique (deuils, propagande…) y sont dès lors montrés avec une redoutable acuité. Fruit des recherches récentes, teintées d’anthropologie historique autour de la stratégie alliée du bombardement dans les dernières années de la guerre, Masters of the Air poursuit dans cette veine: elle détrône les vieux récits glorificateurs des actions d’éclat pour, notamment, une observation plus éprouvante des enjeux humains et stratégiques ainsi que des conditions de vie et de mort atroces dans l’enceinte confinée et claustro des B-17 Flying Fortress.
Soft Power et autocritique
Notre continent n’est pas en reste: Un village français, Das Boot ou la récente série norvégienne War Sailor sur Netflix montrent à la fois une réactivité sur la question fondamentale de la représentation de la guerre en Europe et la nécessité d’aborder l’angle de l’autocritique et de regarder nos démons en face. “Toutes ces séries, analyse Pierre Haski, expriment la capacité du monde occidental, les États-Unis en particulier, puisqu’ils sont à la fois centre de production et nation engagée sur le terrain des conflits depuis la moitié du XXe siècle, de montrer la guerre y compris dans les maux qu’elle génère. Les studios américains le font avec un certain degré d’autodérision ou d’autocritique, ce qui permet de prendre de la distance avec ses propres actes. C’est le propre du soft power.”
Le changement de paradigme a démarré avec la guerre du Viêtnam, largement documentée par les correspondants de guerre dont les reportages dévoilant toute la crudité des combats colonisait le quotidien de l’Amérique aux heures de grande écoute. Ce trauma a transpiré dans le cinéma du Nouvel Hollywood dans les années 70 puis sur le petit écran dans les 80 (Tour of Duty en 1987, China Beach en 1988, parmi une dizaines de productions de la décennie, la plupart inédites chez nous). Alors même qu’elle a pour théâtre un hôpital militaire en zone de combat durant la guerre de Corée (1950-1953), la série M.A.S.H., continuation du film de Robert Altman sorti en 1970 et qui dura 11 saisons de 1972 à 1983, a fait office de précurseur dans cette veine critique née du trauma collectif du Viêtnam. Un trauma qui, pour l’anecdote, hante nombre de héros populaires de la télé de papa: Thomas Sullivan Magnum (Magnum P.I.), Sonny Crockett (Miami Vice), et toute l’équipe de L’Agence tous risques. Cette dimension autocritique, très présente dans les productions américaines, est absente en Europe, où les conflits décoloniaux du milieu du XXe siècle ne bénéficient d’aucun traitement dans la fiction télé.
La guerre loin de chez nous
Les guerres d’Afghanistan et d’Irak, dans le sillage des attentats du 11 septembre, ont également laissé des traces. Dans Generation Kill (2008), le génial David Simon, adaptant le livre du journaliste Evan Wright, incorporé dans un bataillon de reconnaissance de l’armée américaine au moment de l’invasion d’Irak en 2003, décrit des G.I. en attente d’un combat dont on ne sait ni quand ni où il va éclater. “En l’absence de l’ennemi, nous dit Pierre Haski, qui n’est représenté que sous la forme d’ombres furtives, on ne se concentre que sur le soldat américain, sa naïveté, sa déconnexion… On ne sait pas vraiment contre qui on se bat. Les soldats s’embarquent comme dans une aventure dont ils ne doutent pas de la légitimité ou de la rationalité, avant de déchanter.”
Cette focale très fermée est également celle des séries françaises Sentinelles (2022) de Thibault Valetoux et Frédéric Krivine, qui suit une unité française durant l’opération anti-terroriste Barkhane au Mali, en 2014, et Cœurs noirs de Duong Dang-Thai et Corinne Garfin (2023), autour d’un commando des forces spéciales françaises en Irak engagé contre Daesh, à la veille de la bataille de Mossoul en octobre 2016. Toutes deux racontent une guerre loin de France, où sont engagés des militaires professionnels. Leur quotidien peuplé de réflexions sur le bien-fondé de leur mission, l’importance de donner “une bonne image de la France”, d’un ennemi difficilement identifiable, de tensions permanentes, de bavures et du ressentiment des populations civiles, montre qu’ils sont conscients d’être dans une position de malaise. Ils ne savent pas comment incarner les “valeurs” qu’ils sont censés apporter et développer dans un contexte qui les dépasse. Pour Pierre Haski, “ces séries, d’une certaine manière, ne remettent pas directement les conflits en cause, mais nous aident à nous poser des questions: que fait l’armée sur un terrain d’opération lointain? Qu’est-ce qu’elle apporte réellement à la population par rapport à l’objectif initial, à savoir combattre les terroristes et sécuriser la France dans un contexte post-attentats de Paris?”
Le Bien et le Mal
Les séries centrées sur les conflits contemporains nés dans le sillage de septembre 2001 et de la lutte contre le terrorisme délivrent des enjeux bien différents des séries inspirées de la Seconde Guerre mondiale. Plus que de combattre dans le camp du bien pour défaire celui du mal, les soldats de Sentinelles ou de Cœurs noirs mettent en avant une motivation toute professionnelle: ils veulent mettre en pratique ce pourquoi ils ont été formés. L’époque des grands récits mobilisateurs de 1914 ou 1940 est révolue. Les personnages qui évoluent à l’écran sont issus d’une armée professionnelle qui a signé en tant de paix (relative) sur le sol natal, pour aller se battre au loin. C’est l’approche beaucoup plus triviale, technologique d’une guerre devenue métier. Pour Pierre Haski, l’avantage se situe dans le creux du récit: “On comprend l’échec de Barkhane en regardant Sentinelles: on voit combien l’armée a dû déployer des moyens considérables, une logistique phénoménale mais intenable pour maintenir une activité militaire dans un environnement où un soldat doit boire 9 litres d’eau par jour. Les moyens sont démesurés, disproportionnés, pour une guerre asymétrique qui ne produit jamais les résultats escomptés.”
Certaines séries font le choix de rendre toute la complexité et l’horreur quotidienne d’un théâtre belliqueux. C’est le cas de No Man’s Land, série franco-belgo-israélienne produite par Arte, qui expose la lutte des unités de femmes kurdes face à Daesh dans le nord-est de la Syrie en 2014. Dans un récit choral qui dépasse les frontières, la minisérie de huit épisodes expose de manière très réaliste les enjeux géopolitiques, humains, politiques et historiques du maelstrom que constitue le conflit syrien.
Hormis celles qui s’appuient sur des problématiques locales, la plupart des séries s’adressent à nous comme populations éloignées du théâtre de la guerre. Et être en guerre loin de chez nous, c’est un luxe que l’Occident seul peut permettre. “Les situations qu’elles nous montrent sont lointaines, dit Pierre Haski, extérieures à nous. Mais elles nous renvoient des questions de manière subliminale: que font là-bas les soldats présents en notre nom, payés avec nos impôts? Ce qui est fait en notre nom à l’autre bout du monde doit nous interpeller sur le degré de contrôle que nous avons sur cette part d’intervention publique.” Les séries nous montrent des pans de réalités complexes qu’on ne verra jamais aux informations du soir. Elles nous renvoient, par effet miroir, une réalité qu’on n’a pas forcément envie de regarder en face. Alors que l’agression de l’Ukraine fait planer le spectre d’un retour de la guerre plus très loin de nos frontières, ces séries nous ont montré à quel point la guerre et ses horreurs ne se sont jamais vraiment arrêtées depuis 1945. Elles ont juste été déplacées.
Géopolitique contemporaine
Fauda, Le Bureau des légendes, False Flag, Homeland. Les séries documentent les bouleversements géopolitiques qui secouent le monde, dans le cadre de conflits ouverts mais aussi d’opérations plus secrètes. Alors que la plupart des séries ont pour théâtre des conflits révolus, déjouant parfois le besoin de leur pays à passer vite à autre chose, d’autres pointent presque en temps réel les complexités d’un monde dont les polarités ont été considérablement secouées depuis le début du XXIe siècle. Pour Anne-Lise Melquiond, enseignante et docteur en Histoire des arts et des représentations (HAR) de l’Université Paris-Nanterre, c’est le cas de Homeland (adaptation de la série israélienne Hatufim): “Cette série montre combien la puissance américaine est à un tournant depuis le 11 septembre 2001. Elle replace les États-Unis dans un sentiment de fragilité au sein d’un monde qui se transforme. Ils n’ont plus la main et ne contrôlent plus la menace extérieure, omniprésente, qui peut surgir de partout, y compris de l’intérieur.” En revanche, nous précise l’historienne, d’autres peuvent prendre des libertés avec le réel pour tenter de maintenir l’illusion que tout est sous contrôle: “Le troisième épisode de la troisième saison du Bureau des légendes entend résumer la problématique en une minute… Les belligérants y sont réduits à des caricatures, le conflit à une lutte dichotomique entre le Bien et le Mal. Fidèle à son discours officiel, la France y est montrée comme une force incontournable dans la résolution des conflits, tout le contraire de ce que le dossier syrien a montré: la France n’a plus les cartes en main.”
Le Bureau des légendes
Dans le chapelet de fictions remarquables en provenance d’Israël, les quatre saisons de Fauda (qui signifie “chaos”), après un démarrage critiqué pour leur représentation inexistante ou caricaturale du camp adverse, ont réussi à inscrire un point de vue original sur une plaie béante qui ne se referme pas, le conflit israélo- palestinien. “C’est une série en arabe, puisque l’unité des forces spéciales dont il est question a pour mission de se fondre dans la population arabophone et est constituée d’Israéliens arabophones. C’est la première fois qu’Israël est montrée dans toute sa diversité et le conflit dans toute son ambiguïté. Il y a des méchants dans les deux camps, la menace et le sentiment d’insécurité, omniprésents, sont intériorisés. Fauda montre que même si tout le monde dit vouloir la paix, on ne cherche pas la paix, on cherche à gérer un conflit qui dure.Capable de se montrer critique à l’égard d’Israël, elle montre combien il est difficile d’avoir une vraie grille de compréhension d’un conflit en cours. Il n’y aura pas de résolution simple car les haines sont anciennes entre deux peuples qui se ressemblent, et dont les besoin de sécurité ou de rétribution créent de part et d’autre les conditions d’émergence de l’insécurité et de la violence.”
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