Tanguy Labrador Ruiz

Coin du Stagiaire: Explosions de cerveaux et faussaires culturels

Recyclage culturel, accès infini à la culture grâce aux nouveaux médias et évolution de notre perception guident notre consommation culturelle aujourd’hui. Petit tour d’horizon des changements qui s’opèrent au fil des années.

C’est en refermant Le Meilleur des Mondes que cette impression est apparue. Celle de ne pas pouvoir tout comprendre. De ne plus pouvoir saisir certains messages d’autrefois. L’auteur prévient pourtant au début de l’ouvrage « Tout livre est le produit d’une collaboration entre l’écrivain et ses lecteurs. Se fiant à cette collaboration, l’écrivain suppose l’existence, dans l’esprit de ses lecteurs, d’une certaine somme de connaissances, d’une familiarité avec certains livres, de certaines habitudes de pensée, de sentiment et de langage. Sans les connaissances nécessaires, le lecteur se trouvera inapte à comprendre le sujet du livre« . Du coup, sans avoir lu Hamlet ou Macbeth, on a le sentiment d’être un peu passé à côté de quelque chose. Mais de quoi au juste?

Prenons le cas d’un lecteur lambda en 2014, passionné, mais pas trop. Appréciant le plaisir de lire régulièrement, mais sans en faire sa raison de vivre, ni son métier. Que peut-il bien se passer lorsque on lui met dans les mains du Shakespeare, Musset, Béroul, Proust, Stendhal ou Hugo? Comment une personne n’ayant pas, au minimum, des connaissances historiques profondes et une culture linguistique poussée peut-elle saisir réellement, hors de leur contexte, ce que sont des ouvrages parfois plus vieux que le lecteur de plusieurs centaines d’années? Certes, l’histoire et ses enjeux sera sans doute comprise, les personnages marqueront son esprit et tout un univers se dessinera dans l’imaginaire de ce dernier. Mais sa perception sera-t-elle vraiment correcte et saisira-t-elle réellement l’essence, ce que sont fondamentalement ces histoires? Tout d’abord, si on se cantonne aux ouvrages en français (étant donné qu’une traduction, par définition, est déjà une perte du sens en soi), on ne peut que se demander si une personne avec une instruction normale peut encore comprendre la langage présent dans la littérature classique. La langue française a évolué au fil des décennies (n’en déplaise à Michèle Lenoble-Pinson et son « Français correct ») et s’est enrichie au contact des autres cultures qu’elle a rencontré. L’anglais en tête de liste, of course. Qui dit évolution, dit changement, et un changement comporte bien souvent une perte. Par exemple, le dictionnaire de l’Académie Française, qui supprime des mots à chaque nouvelle édition en témoigne. D’autres mots se sont transformés, pour ressortir tout neuf de leur chrysalide lexicale. Du coup, il est logique que le sens placé derrière la langage d’autrefois ne soit plus le même lorsque on le lit avec la perception et l’usage de la langue contemporaine. Et, même si une rapide recherche Internet peut éclairer le lecteur, elle ne lui donnera jamais la profondeur et l’essence d’un mot, telle qu’elle était perçue à l’origine.

Ce phénomène s’exprime dans toute sa puissance dans les oeuvre poétiques. Rimbaud, Baudelaire, Verlaine et autres Apollinaire, dont les oeuvres sont érigées au sommet par les intellectuels de tous acabits, doivent parfois écrire de bien sombres proses là où ils se trouvent en entendant le sens que certains apposent à leurs vers…

Habitudes technologiques

La perte du sens (ou la création d’un nouveau sens, pour les optimistes) n’est bien sûr pas due uniquement à l’évolution du langage. La technologie, comme bien souvent, à elle aussi son rôle à jouer dans cette affaire. Prenons un cas concret: le cinéma. À l’heure actuelle, de manière générale, un spectateur est habitué à voir un film en couleur, avec du son et de la musique, et à une vitesse de 24 images/seconde. À l’origine, les films étaient en noir et blanc, silencieux (puis muets avec de la musique) et projeté à une vitesse de 16 ou 18 images/seconde, soit le minimum nécessaire pour obtenir une illusion de mouvement. Dans un futur proche, les films pourraient être tous en 3D, avec un son multidimensionnel ou intra-auriculaire et une vitesse de 48 à 60 images/seconde.

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Alors qu’en 1896, L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat suscitait la peur et l’incompréhension chez les spectateurs, on peut se demander ce que provoqueraient chez eux un Avatar 2 tourné à 60 images/seconde, avec ses créatures numériques et son monde imaginaire. Ceux qui ne tomberaient pas foudroyés d’une crise cardiaque verraient sans doute leur cerveau exploser sous le choc. Et de la même façon que ce train a suscité l’incrédulité chez ces pionniers des salles de cinéma, il est probable que les 288 minutes de Die Nibelungen de Fritz Lang fassent naître le même sentiment chez un jeune spectateur non-initié au film muet aujourd’hui. Pour ne pas dire un ennui profond et une incompréhension totale. Cela ne veut bien entendu pas dire que les films muets soient amenés à disparaître et à tomber dans l’oubli, Chaplin et Keaton, entre autres, restant des classiques clairs et didactiques. Mais il est probable qu’il en ira autrement d’un Brumes d’automne ou d’un Menilmontant de Dimitri Kirsanoff…

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L’apparition de moyens d’enregistrement (VHS, DVD, disques durs, cloud…) a également changé la donne. Alors qu’il était difficile, voire impossible, d’accéder à la culture de ses ancêtres auparavant, il est possible aujourd’hui de retrouver à peu près tout ce qui a été produit culturellement dans l’histoire de humanité grâce à Internet. Avant, la culture se consommait uniquement de façon présente, via les mediums contemporains. Aujourd’hui, nous avons accès à des oeuvres hors de leur contexte, ce qui ne manque pas de donner lieu à de nouvelles interprétations et perceptions.

De vraies-fausses réalisations

Un troisième aspect entre en jeu: le recyclage permanent et croissant de la culture. Les reprises, remakes, covers et hommages innombrables tombent chaque année comme feuilles en automne, pour le meilleur comme pour le pire. Certains remakes, réussis, finissent ainsi par supplanter l’original et plonger celui-ci dans des oubliettes moites et poussiéreuses. Quand on discute de The Thing avec un fan de films d’horreur, c’est immanquablement la version de John Carpenter qui lui viendra à l’esprit, et sans doute pas celle de Howard Hawks, sortie en 1952. Idem avec le Scarface de Brian De Palma face à celui de Hawk (de nouveau), La Mouche de Cronenberg face à La Mouche Noire de Kurt Neumann… Et dans ce cas-ci, l’oubli est pardonnable au vu de la qualité du descendant. Mais que se passera-t-il quand un Total Recall version 2012 ou un Robocop 2014 mettront au placard les versions de Paul Verhoeven, qu’un Oldboy produit par Walt Disney éliminera celui de Park Chan-Wook ou que les versions US aseptisées de films d’horreurs asiatiques deviendront la norme? « Ça n’arrivera jamais, pessimiste va!« , éclateront de rire les plus naïfs. En attendant, quand le métier de réalisateur ressemble curieusement à celui de faussaire, on finit par devenir sceptique tant les pistes sont brouillées.

Samples en boucle

En musique, l’art du sample, après plus de 40 ans d’expérimentations, est devenu une façon de faire de la musique à part entière. Ou pour citer le documentaire Universal Techno de, « faire de la musique avec de la musique.« 

Si les samples contribuent autant à remettre au goût du jour des hits soul, blues et funk d’autrefois qu’à élaborer de splendides morceaux hip hop ou électroniques, ils sont aussi un des vecteurs de ce changement de perception de certaines sonorités.

L’album Discovery de Daft Punk est sans doute l’un des exemples plus populaires du genre. Quand on décortique chaque morceau et qu’on en retire les samples, il faut bien admettre qu’il ne reste plus grand chose. Et si tout le monde connaît Harder, Better, Faster, Stronger, il n’en va pas de même avec Cola Bottle Baby de Edwin Birdsong. Et c’est ensuite que les recycleurs culturels arrivent: Kanye West, Black Eyed Peas, Diplo, The Fall… Ils sont nombreux à avoir samplé eux-même un morceau contenant déjà un sample. À ce stade, il devient peu probable que quelqu’un cite encore l’oeuvre d’Edwin Birdsong.

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Autre exemple, le morceau Workinonit de J Dilla, tiré de l’album Donuts, chef-d’oeuvre absolu de l’art du sampling. Celui-ci contient à lui-seul pas moins de 7 samples différent dans sa composition et donc, une certaine richesse musicale. En 2008, un certain Dwele a lui-même samplé Workinonit pour son R’N’B insipide, dénaturant totalement le travail effectué précédemment, et effaçant par le même coup l’héritage qui se cache derrière. Exit « Sweet » Charles Sherrell, 10 CC ou encore les Beastie Boys.

Et puisque John Coltrane était dans l’actualité avec l’anniversaire de A Love Supreme, ses fans seront ravis d’apprendre que Sexion d’Assaut à samplé My Favorite Things pour sa charmante prose et que Mac Miller n’a pas manqué d’utiliser le piano de In A Sentimental Mood pour son hip hop de gangster de salon.

Évolution de la langue, perception modifiée par l’innovation technologique, recyclage intensif et faussaires culturels… La décennie s’annonce bel et bien comme un gigantesque patchwork culturel, entre wall of fame et musée rénové. Mais pas agrandi.

Retrouvez notre sélection musicale hebdomadaire sur Mixcloud. Cette semaine, Kill Frenzy, Aaliyah, Zora Jones, Superdiscount et d’autres y taillent la causette en rythme.

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