Mélange d’activisme écologique, de théories du complot avec extraterrestres et de farce sadique, Bugonia scelle les retrouvailles de Yórgos Lánthimos avec Emma Stone et Jesse Plemons. Le réalisateur grec y dissèque avec un sourire carnassier la foi, l’argent et la folie collective.
Bugonia
Thriller psychologique de Yórgos Lánthimos. Avec Emma Stone, Jesse Plemons, Aidan Delbis. 1h57.
La cote de Focus: 4/5
Après Eddington et Une bataille après l’autre, Bugonia pourrait bien être la dernière pièce involontaire d’une improbable trilogie de films paranoïaques sur l’Amérique d’aujourd’hui. Complotisme crapuleux, influence des réseaux sociaux et lutte des classes sont au programme de cet ambitieux nouvel opus de Yórgos Lánthimos, qui modernise une pépite méconnue du cinéma sud-coréen, Save the Green Planet.
Beaucoup ont reproché au cinéaste grec son formalisme ostentatoire et son appétit pour la misanthropie. Pourtant, rarement ces deux aspects ont été aussi justifiés et maîtrisés que dans Bugonia. La réalisation grotesque et outrancière amplifie les visions antagonistes des personnages, tandis que le nihilisme est ici contrebalancé par le personnage de Jesse Plemons, aussi touchant que pathétique. Un film majeur de l’année.
J.D.P.
Dans la mythologie méditerranéenne, la bugonia, littéralement «progéniture du bœuf», est une croyance étrange selon laquelle des abeilles peuvent naître spontanément du cadavre d’un bœuf. Yórgos Lánthimos, maître de l’inconfort et de l’absurde, donne à cette idée antique une tournure très personnelle et contemporaine dans son dixième long métrage. Bugonia est en fait un remake du film culte sud-coréen Save the Green Planet! (2003) de Jang Joon-hwan, mais Lánthimos en reprend seulement le point de départ –deux jeunes hommes kidnappent une PDG parce qu’ils croient qu’elle est une extraterrestre venue détruire la planète– pour le transformer en un duel claustrophobe.
Dans le coin droit: Michelle, patronne d’un grand groupe pharmaceutique, avec le sourire d’un TED Talk et l’éthique d’un algorithme (Emma Stone). Dans le coin gauche: Teddy, apiculteur aux lourds problèmes maternels et au sens moral détraqué (Jesse Plemons). Le résultat: une satire horrifique du capitalisme, un psychodrame sur le désespoir écologique et, surtout, une comédie grotesque sur la tendance humaine à l’autodestruction.
«Ça a été comme un cadeau, confie Yórgos Lánthimos –que l’on rencontre avec ses deux acteurs principaux dans un hôtel londonien– évoquant ce moment où le scénario de Will Tracy, auteur de la série à succès Succession et de la satire culinaire The Menu, atterrit dans sa boîte mail. C’était un de ces scripts qu’on lit d’une traite: captivant, intelligent, et moralement trouble. C’est exactement ce que je recherche. Il fallait tout simplement que je le fasse.»
La collaboration entre Yórgos Lánthimos et Emma Stone s’est désormais muée en une véritable alliance. Une sorte de version gréco-américaine du duo Federico Fellini et Marcello Mastroianni, avec moins de cigarette et davantage de malaise. The Favourite, Poor Things, Kinds of Kindness, et aujourd’hui Bugonia: quatre films en sept ans. «Avant de rencontrer Yórgos, je n’avais vu que Dogtooth, confie l’actrice, évoquant la parabole sarcastique qui a révélé le réalisateur grec sur la scène internationale en 2008. Même pas The Lobster, puisqu’il n’était pas encore sorti. Mais dès notre première collaboration, j’ai su que je pouvais me sentir en sécurité avec lui. Cette confiance n’a jamais disparu.»
Pas de mots
Dès qu’elle commence à parler de leur partenariat –elle est d’ailleurs aussi productrice de Bugonia–, Emma Stone s’anime, comme si elle évoquait un vieil ami qui continue de la surprendre à chaque rencontre. «Je crois simplement que nous parlons la même langue. Comme dans toute relation, plus on passe de temps ensemble, mieux on se comprend. Jusqu’au moment où il n’est même plus nécessaire de se parler. Trop d’explications peuvent parfois être contre-productives. Yórgos et moi, on travaille de manière très intuitive: on lit le scénario et chacun suit son propre chemin. Il n’y a pas besoin de beaucoup d’explications. Il n’y a parfois pas besoin de mots du tout. Je sais maintenant que je n’aurai presque jamais de réponse directe de la part de Yórgos, et c’est justement ce qui est libérateur. Il t’oblige à jouer, à chercher, à découvrir. Tout ce qui est trop expliqué devient immédiatement moins intéressant pour lui.»
Si Emma Stone a débuté avec les rôles de jeune fille espiègle de Easy A et The Amazing Spider-Man, elle est aujourd’hui devenue une actrice accomplie, abordant ses films avec la précision d’un chirurgien et une audace rare. Mais deux Oscars plus tard –décrochés avec La La Land et Poor Things–, elle reste délicieusement inadaptée: «La seule chose qui compte, c’est que j’ai toujours peur sur le plateau. Et Yórgos adore ça, ça se voit.» Elle dit aussi se livrer entièrement à ce que le scénario et le rôle exigent d’elle: «C’est toujours une collaboration, assure-t-elle. Mais s’il y a quelque chose avec laquelle je ne suis pas d’accord, on en parle –et ensuite, je le fais quand même. C’est généralement comme ça que ça se passe (rires).»
Jesse Plemons, qui incarnait déjà trois personnages très différents dans Kinds of Kindness –le précédent triptyque de Lánthimos, moins bien accueilli, sur le pouvoir, la manipulation et la dérive morale–, décrit le travail avec le maître grec de la Weird Wave comme «un exercice de confiance». «Tu sais que Yórgos n’expliquera jamais ce que son film veut dire. Il te laisse volontairement te perdre, mais d’une manière qui t’ouvre un espace. Mon personnage, Teddy, vit dans un monde où tout semble être un complot. Et franchement, ce n’est même plus si farfelu aujourd’hui. On est tous, d’une certaine façon, dans un complot.»

Bugonia est profondément imprégné de l’air du temps, saturé de pensées complotistes, de fake news et de panique morale. «J’ai ma propre théorie, sourit Plemons –qu’on a aussi vu chez Paul Thomas Anderson (The Master), Jane Campion (The Power of the Dog) et Martin Scorsese (Killers of the Flower Moon). Je crois qu’on est tous des complotistes, mais à un niveau subtil. On est sans cesse influencés: « Achète ceci, crois cela, clique ici. » Teddy n’est qu’une version extrême de quelque chose qui existe déjà en chacun de nous. J’ai d’ailleurs un ami qui sait absolument tout sur les extraterrestres. Il va aux conventions sur les ovnis dans le Nevada, il connaît tous les noms de ceux qui prétendent avoir « vu quelque chose ». Après le film, j’ai passé des heures à l’écouter, fasciné. C’est une forme de mythologie moderne. Les gens ont aujourd’hui besoin de mystère, du sentiment qu’il existe plus que ce qu’ils peuvent prouver. C’est aussi de là que vient, je crois, l’attrait du cinéma.» Yórgos Lánthimos acquiesce, pensif: «Exactement. Et avec la montée de l’intelligence artificielle, il devient encore plus difficile de distinguer le vrai du faux. La publicité, la politique, la technologie… tout nous manipule, mais subtilement. Peut-être que c’est ça, l’avenir: un monde où chacun fabrique sa propre vérité. Il faudra enquêter par soi-même, croire par soi-même, et c’est ce qui fait, au fond, de nous tous des complotistes en un certain sens.»
«Désolée, mais je trouve que Dieu est le pire attaché de presse de tous les temps.»
Ce genre de réflexions n’est pas étonnante venant du réalisateur grec, satiriste de génie derrière la dystopie amoureuse The Lobster (2015) et la folie féerique steampunk de Poor Things (2023). Ses films ressemblent souvent à des expériences philosophiques déguisées en paraboles absurdes, où la réalité se décale juste assez pour susciter des rires gênés. Que ce soit à travers la froide morale de The Killing of a Sacred Deer, où la culpabilité et la vengeance sont pesées comme un sacrifice clinique, ou encore à travers les intrigues vénéneuses de The Favourite, sorte de bal masqué psychosexuel et grotesque.
«J’essaie toujours de créer quelque chose qui pose des questions sur notre nature, sur la société, sur la situation politique, explique Lánthimos. Parfois de manière directe, et parfois plus voilée. Bugonia est l’un de mes films les plus directs. Et plus nous avancions dans le processus, plus il devenait pertinent. Quand Will Tracy a écrit le scénario, il y a cinq ans, personne n’aurait pu prévoir qu’il deviendrait aussi actuel. C’est une coïncidence malheureuse: l’état du monde se reflète presque littéralement dans le film. Même les dialogues semblent tirés de la réalité.»
Le pire attaché de presse
Emma Stone ajoute alors une remarque à la fois drôle et désarmante: «Les théories du complot existent depuis que les humains ont commencé à raconter des histoires. Prenez la religion, par exemple. Désolée, mais je trouve que Dieu est le pire attaché de presse de tous les temps. L’idée d’un dieu masculin, jaloux, qui exige ton adoration sous peine de damnation? Si quelqu’un me disait ça à propos d’un ami, je lui dirais: quitte cette personne immédiatement. Le fait que ce modèle a servi pendant des siècles de référence spirituelle, je trouve ça à la fois fascinant et profondément inquiétant. Je sais que je ne devrais peut-être pas dire ça, mais il y a une ligne entre la foi et l’endoctrinement, et c’est exactement cette frontière que le film explore sans cesse.»
Cette déclaration –d’une franchise rafraîchissante et peu hollywoodienne– touche au cœur de Bugonia: la quête de vérité dans un monde qui ne connaît plus que des croyances, où les faits eux-mêmes ont été réduits à des accessoires. «L’ambiguïté est la seule réponse honnête, acquiesce le réalisateur. Tout est une question d’équilibre entre ce qu’on veut dire clairement et ce qu’on doit laisser ouvert. A chaque étape du processus –de l’écriture au montage– cet équilibre bouge. Chaque fois, on fait un film différent. Parfois on se dit: j’ai raté quelque chose. Parfois, on découvre qu’il valait mieux ne pas tout expliciter. Le cinéma n’est pas une science.»
«L’ambiguïté est la seule réponse honnête.»
Et pourtant, Bugonia est l’un de ses films les plus politiques à ce jour. Là où The Favourite disséquait le pouvoir comme un jeu érotique, là où Poor Things proposait un Frankenstein féministe et grotesque, Bugonia met à nu le système nerveux d’une société qui s’autodétruit au nom du progrès. La PDG kidnappée et son ravisseur ne sont pas des opposés, mais des reflets l’un de l’autre: tous deux mus par la foi, la culpabilité et l’autojustification. «C’est facile de détester Michelle, lâche Emma Stone à propos de son personnage, mais elle est aussi le produit d’un système qui récompense l’hypocrisie. Elle croit vraiment faire le bien. Et c’est précisément ce qui la rend plus dangereuse.»
La fascination de Lánthimos pour le pouvoir et l’impuissance prend ici une dimension écologique. Bugonia est autant un film d’éco-horreur qu’une satire: une œuvre qui commence comme un plaidoyer pour la planète et se termine comme une confession sur l’orgueil humain. «Je ne voulais pas faire un film qui prêche, confie le réalisateur. Les gens sont assez intelligents pour faire eux-mêmes des liens. Mais si quelqu’un en sort avec un sentiment de malaise moral, alors nous aurons touché quelque chose.»
Le film est aussi physiquement intense. Et pas seulement parce qu’on y frappe, hurle et court beaucoup. La décision d’Emma Stone de se raser complètement la tête pendant le tournage –«ce n’était ni un trucage ni une prothèse»– est emblématique de la méthode Lánthimos: jouer dans un abandon total. Comme un sacrifice rituel. «Ce moment n’était pas prévu comme un spectacle, détaille-t-elle, alors que sa chevelure cuivrée a déjà bien repoussé. Pour Michelle, c’était simplement logique: elle se débarrasse de sa façade, littéralement. Et en même temps, c’est une performance, un acte calculé de perte de contrôle. C’est dans ce genre de contradictions que Yórgos évolue.»

A la fin de l’entretien, lorsque l’attachée de presse tape de manière peu discrète sur sa montre, le trio revient une dernière fois sur l’idée de vérité: «C’est un processus, affirme Lánthimos. Une négociation constante entre intention et interprétation. On ne sait jamais ce que les gens en retirent. Et c’est très bien ainsi.» «Je crois que c’est pour ça que j’aime tant les films de Yórgos, ajoute Jesse Plemons. Ils refusent de choisir entre signification et mystère.» Emma Stone conclut: «Nous ne donnons pas de réponses. Nous posons seulement des questions, et idéalement, des questions dérangeantes, inconfortables.»
Avec Bugonia, à la fois l’œuvre la plus accessible et la plus directement mordante de Yórgos Lánthimos, le cercle de son univers absurde semble se refermer. Du moins pour l’instant. Le film est à la fois un pamphlet et un miroir, un cri et un sourire. Il montre un monde où l’humain continue de s’adorer, même lorsqu’il se confine volontairement dans des chambres de torture qu’il a lui-même conçues, lorsqu’il se perd dans des théories du complot délirantes et embrasse la paranoïa extraterrestre comme une religion. «La seule chose que nous apprenons d’elle, c’est que nous n’apprenons rien de l’histoire», disait Hegel. Ou était-ce Kim Kardashian?