« Vincent doit mourir », un riche et étonnant survival à la française
Dans Vincent doit mourir de Stéphan Castang, riche et étonnant survival à la française, Karim Leklou incarne un homme constamment agressé sans raison par des gens qui tentent de le tuer.
Depuis une petite quinzaine d’années, il est assurément l’un des acteurs les plus passionnants du paysage cinématographique français, y imposant un mélange très singulier de physicalité et de fragilité. Vu récemment chez Giovanni Aloi (La Troisième Guerre), Laura Wandel (Un monde), Clément Cogitore (Goutte d’Or) ou encore Ève Duchemin (Temps mort), Karim Leklou porte aujourd’hui sur ses solides épaules le premier long métrage de fiction de Stéphan Castang, Vincent doit mourir. Influencé par les films de zombies de Romero et le John Carpenter de They Live, mais aussi par le Godard de Week-end ou le cinéma de Buñuel, ce réjouissant survival à la croisée des humeurs et des genres cueille un homme sans histoires au moment où sa vie bascule complètement. Du jour au lendemain, et sans aucun motif apparent, il devient en effet la cible de soudaines attaques meurtrières. Contraint de fuir et de se réinventer à mesure que ces agressions s’intensifient, il lutte pour sa survie et croise sur sa route Margaux (Vimala Pons), qui lui ouvre de nouveaux horizons…
Rencontré à Cannes, où le film était présenté cette année à la Semaine de la Critique, Leklou, armé d’une tchatche et d’un débit parfois assez vertigineux, se souvient: “À la lecture du scénario, j’ai d’emblée compris que je tenais là un film extrêmement puissant, qui entendait parler de la violence de notre société à travers les corps, et non pas à la manière du cinéma social classique, moralisateur ou pamphlétaire. Son intrigue m’a passionné, elle m’a fait rire et m’a ému aussi. Elle renferme une histoire d’amour où on s’attache avec des menottes, et ça ce n’est pas commun (sourire). J’ai souvent du mal à m’identifier aux romances au cinéma, parce que le côté à l’eau de rose a trop souvent tendance à étouffer tout le reste et que je n’y perçois pas les complexités de l’époque. Et là, soudain, avoir un couple qui essaie d’exister dans un monde violent, ça me semble à la fois très original et très proche du réel. On vit tous dans le même monde, et je n’ai pas l’impression que c’est Eurodisney. Ça me semble important que le cinéma aujourd’hui soit aussi capable de s’emparer sans ciller de cette violence extrême de la société.”
Des corps ordinaires
Et le film, en effet, s’empare de la violence du monde avec une vraie frontalité, rendue possible par un concept de départ assez fou et assez radical, teinté de critique sociale. “Faire du cinéma de genre pour faire du cinéma de genre peut vite s’avérer très limité, reprend le comédien. Vincent doit mourir est un film de genre, certes, mais avec du fond. Et puis il s’agit d’un film de genre qui revendique pleinement son ADN français et européen. Il n’y a rien de pire, en effet, que ces films de genre français qui tentent bêtement de copier les Américains. À quoi ça sert? Ils font ça 50 fois mieux que nous, et au final ça ne raconte rien. C’est-à-dire que les Américains, eux, racontent toujours bien quelque chose de leur société. Eh bien, nous aussi, on se doit de raconter des choses de notre réalité à travers notre cinéma. Ce que j’aime beaucoup dans Vincent doit mourir, c’est que ce sont des corps ordinaires qui luttent et qui se battent. Le film est bourré d’action, mais celle-ci s’incarne à travers des acteurs avec des corps de tous les jours et des tablettes de chocolat qui ont fondu (sourire). Aujourd’hui, le monde politique est violent, le monde du travail est violent… Et le film parle de ça. Sans jamais se croire plus malin que le spectateur. Et l’humour vient parfois s’insérer là-dedans, mais de manière très européenne, un peu à l’anglaise, avec du comique de situation. Pas avec des gros gags bien gras.”
Une scène en particulier, difficile à oublier, illustre bien le surprenant jusqu’au-boutisme du premier long métrage de Stéphan Castang dans le registre très graphique d’une violence aux inflexions allégoriques. “C’est la scène du combat épique dans la fosse septique qui déborde, évidemment, s’enthousiasme Karim Leklou. Il faut savoir qu’on a tourné les scènes du film dans l’ordre chronologique. Donc avant la scène de la fosse septique, on était dans une violence assez amusante pour nous sur le plateau. Il n’y avait rien de véritablement effrayant à affronter. Avec la fosse septique, d’un coup, on passait dans une autre dimension. C’est une scène qui me faisait peur. Je ne savais vraiment pas à quoi ça allait ressembler. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que c’était extrêmement intense et physique. Une scène comme celle-là, soit vous la gagnez, soit vous la perdez. Mais ce n’est pas une scène que vous pouvez sauver au montage, par exemple. La dureté qui se retrouve à l’image, c’est une dureté de tournage. C’est-à-dire qu’on n’arrivait quasiment plus à bouger à un moment tellement le terrain était boueux. On s’enfonçait comme dans des sables mouvants. C’était un sacré défi, avec une dimension véritablement titanesque. J’aime la métaphore de ces gens qui combattent dans la merde pour sauver leurs miches. Et puis je trouve que Manu Dacosse, le chef opérateur belge du film, a saisi ça avec énormément de talent. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’esthétisation de la violence chez lui. Non, on est dans une brutalité parfois difficilement soutenable pour le regard.”
Retour au réel
Film toujours en mouvement, Vincent doit mourir tient autant du thriller paranoïaque que du road-movie. En chemin, il questionne également, à travers son protagoniste obligé de disparaître des radars, l’inexorable numérisation de nos existences et notre rapport au virtuel. “Dès le début du film, on comprend que Vincent est quelqu’un qui est dans la consommation numérique, qu’il a un lien aux gens très virtuel. Il rencontre des filles sur Tinder, il poste sur Insta quand quelque chose lui arrive… Et puis, lorsqu’il est obligé de s’isoler et qu’il communique par messagerie, on est proche d’une forme de déshumanisation qui a pu être celle qu’on a connue pendant la pandémie, par exemple. Ça raconte là aussi quelque chose de notre monde et de nos rapports humains aujourd’hui. Les réseaux sociaux donnent souvent un sentiment de fausse proximité. On est parfois dans une espèce d’humanité modifiée. Et le film raconte un retour au réel, quelque part. Un retour à la rencontre. Vincent va être amené à poser un autre regard sur une femme, Margaux, que celui d’un consommateur. Et personnellement, je trouve ça très beau.”
Personnage apparaissant assez tardivement mais absolument décisif dans le film, Margaux est campée par la formidable Vimala Pons, géniale actrice touche-à-tout vue notamment chez Bertrand Mandico, Antonin Peretjatko ou encore Bruno Podalydès. “Vimala est une actrice que j’admire depuis longtemps, et j’étais absolument ravi de jouer avec elle. Je l’ai vue au théâtre, c’est dingue ce qu’elle fait. Elle est d’une intelligence extrême et d’une sensibilité rare. Elle écrit des textes sur-brillants, et elle peut exprimer tellement de choses à travers son corps. Elle a un rapport iconique à l’image. Dès qu’elle apparaît, quelque chose se passe. Elle est capable d’une immense fantaisie et en même temps d’être hyper naturelle en une phrase, et ce mélange est très troublant. Pour moi, la plus belle romance qui existe au cinéma c’est dans Paris, Texas. Je suis dingue de ce film. Et c’est un peu le modèle que j’avais en tête en faisant Vincent doit mourir aux côtés de Vimala.”
Ensemble, ils trouvent devant la caméra une alchimie qui semble très instinctive. “La question du naturel au cinéma reste très délicate, je trouve. Il n’y a pas de vraie recette miracle. Des choses très différentes peuvent exister et fonctionner. Là, par exemple, je m’apprête à tourner le nouveau film des frères Larrieu, Le Roman de Jim, adapté du livre de Pierric Bailly, et on est complètement dans autre chose. C’est-à-dire qu’on est dans des dialogues très littéraires. Mais ça marche. Ce qui me dérange, ce sont ces films qui se veulent hyper naturels mais qui se loupent. Où on se dit mais non, les gens ne parlent pas du tout comme ça. La force de Vincent doit mourir, au-delà du mélange des genres, c’est vraiment de rester rivé aux personnages, de les accompagner au plus près de leurs émotions. La rencontre entre Vincent et Margaux, c’est la rencontre de deux souffrances. L’une physique, qui est celle de Vincent, qui n’en peut plus de se faire taper dessus, et l’autre sociale et morale, qui est celle de Margaux, qui n’en peut plus de sa vie, de l’ennui… C’est la rencontre de deux grandes solitudes.”
Vincent doit mourir ****. De Stéphan Castang. Avec Karim Leklou, Vimala Pons, François Chattot. 1 h 48. Sortie: 22/11.
Stéphan Castang
Pourquoi avoir choisi Karim Leklou pour le rôle de Vincent?J’aurais bien sûr pu choisir quelqu’un avec un physique plus évident, presque de film d’action. Mais ça ne me semblait pas du tout intéressant. Je voulais au contraire filmer des combats avec des corps qui ne sont pas faits pour se battre. Ce que j’aime chez Karim, c’est une forme de dualité. À la fois, il a un corps de monsieur Tout-le-monde, et en même temps il a une vraie singularité, il a une douceur et en même temps une vraie brutalité… Par ailleurs, je trouve qu’il possède réellement quelque chose de propre à un acteur burlesque. Ce n’est pas souvent exploité, et pourtant il a presque quelque chose à la Buster Keaton. En plus épais que Keaton d’accord (sourire), mais avec un corps en réaction, qui s’adapte, et en même temps un visage assez placide, qui ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive.
Vincent doit mourir est un film qui parle beaucoup de regard…Oui, la première réplique de Vincent forme presque son programme: “C’est qui lui?”, demande-t-il en parlant d’un stagiaire à son boulot. Donc c’est qui lui, c’est qui l’autre? Et c’est vraiment le chemin que Vincent va faire. C’est-à-dire que Vincent, c’est quelqu’un qui pense être à sa place, dans son job, dans sa vie par écrans interposés… Mais les circonstances vont faire qu’il va être constamment obligé de se trouver une autre place. Il va être contraint de se déplacer de plus en plus vers la marginalité. Et finalement il va être amené à poser son regard sur des gens qu’il n’aurait pas daigné regarder vraiment sinon: un clochard, une femme… Vincent, au fond, va être amené à ne plus être aveugle à sa propre violence. Avec un côté tragique à la Antigone ou à la Tirésias.
Vous faites partie d’une génération de réalisateurs français qui affiche un rapport très décomplexé au cinéma de genre…Aujourd’hui, je crois que les cinéphiles ont enfin intégré le cinéma de genre. Moi j’ai découvert Salò ou les 120 journées de Sodome de Pasolini et Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper en même temps. Et je n’ai pas fait de hiérarchie. C’étaient deux putains de films, point. Je crois que c’est très salutaire pour le cinéma de ne plus hiérarchiser. De ne plus séparer ce qui serait noble de ce qui serait soi-disant impur. Le genre est de toute façon toujours intéressant pour rendre compte du monde contemporain, parce que le genre est par essence très politique. Moi ma cinéphilie, elle va de Carpenter à Bresson en passant par Brisseau. Ce qui m’insupporte le plus aujourd’hui, c’est qu’on dise qu’il y a des choses qu’on ne peut plus faire au cinéma. Qui dit ça? Pourquoi pas? Il faut pouvoir se permettre de faire le cinéma qu’on aime.
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