Il suffit parfois d’un homme et de quelques titres pour remodeler l’espace public. A l’heure où l’empire Bolloré concentre chaînes, radios, magazines et maisons d’édition, le film d’Orson Welles retrouve une actualité troublante.
Un homme, un journal, puis une galaxie de titres: la formule est vieille comme la presse. En 1941, Orson Welles en faisait déjà une tragédie moderne avec Citizen Kane, portrait d’un magnat des médias américain inspiré de William Randolph Hearst (1863-1951). Aujourd’hui, en France, alors que le nom de Vincent Bolloré résume à lui seul un faisceau de chaînes, de radios, de magazines et de maisons d’édition, le film retrouve une inquiétante actualité.
En ce début 2026, l’«affaire Bolloré» n’est plus une simple rumeur d’influence. En une vingtaine d’années, l’industriel breton a patiemment construit un empire où se croisent CNews, Canal+, C8 et CStar, Europe 1 et RFM, Le Journal du dimanche, une partie du groupe Lagardère et de Prisma Media (Femme actuelle, Télé‑Loisirs…), sans oublier Hachette et l’ensemble Vivendi: plus d’une cinquantaine de marques médiatiques, des écrans aux kiosques. Un réseau dense, dont les canaux relaient largement les thèmes de la droite radicale et de l’extrême droite dans l’espace public. On peut discuter le diagnostic, certainement pas la question qu’il pose: que devient une démocratie quand un même homme est en position de façonner, jour après jour, une part aussi large du paysage médiatique?
C’est précisément la question que Welles plaçait au cœur de Citizen Kane. Dès la première séquence, un manoir isolé, un milliardaire agonisant, un dernier mot («Rosebud») et un globe de verre brisé. Puis un faux journal filmé, pastiche d’actualités Pathé, résumant en quelques minutes l’ascension de Charles Foster Kane: orphelin devenu magnat de la presse, collectionneur de journaux, de maîtresses et de palais, candidat populiste, vieil homme enfoui sous son propre mythe. Le film ne fait pas seulement le portrait d’un individu, il montre comment un empire médiatique se raconte à lui‑même, et comment ce récit officiel peut être fissuré.
Le pouvoir n’est pas seulement économique, il est narratif.
Côté cinématographique, Citizen Kane est une petite révolution. Welles joue de la profondeur de champ, de la contre‑plongée, des plafonds filmés, pour figurer la puissance et l’enfermement: Kane apparaît souvent gigantesque dans le cadre, mais prisonnier de ses décors. La narration, en puzzle, multiplie les points de vue: un ancien associé, un banquier, une ex‑épouse, un domestique… Chacun livre «son» Kane, sans que l’on atteigne jamais la vérité totale. On croit suivre l’enquête d’un journaliste sur le fameux «Rosebud», on découvre surtout l’impossibilité de réduire une vie à un slogan.
L’apport le plus troublant du film, aujourd’hui, tient pourtant à autre chose: sa manière de montrer un magnat convaincu que posséder des journaux, c’est posséder le réel. Kane rachète un titre en faillite, lui donne une ligne, lance des campagnes, fait et défait des réputations, en proclamant servir «le peuple» (le parallèle avec la vulgate de CNews s’impose). Le montage insiste sur cette fabrication de l’opinion: gros titres outranciers, une succession de unes qui transforment un fait divers en affaire d’Etat, une liaison adultère en scandale moral. Le pouvoir n’est pas seulement économique, il est narratif.
Difficile de ne pas penser à Bolloré en regardant ces séquences. Là aussi, la stratégie passe par la reprise de marques existantes (iTélé devenue CNews, Europe 1, Le JDD, Prisma) et par leur alignement progressif dans un même système de récits. Là aussi, un réseau d’éditorialistes et de polémistes occupe l’espace, redéfinissant ce qui est considéré comme un «débat» légitime, imposant certains thèmes (identité, insécurité, immigration) comme trame de fond. Les historiens des médias décrivent un «écosystème» plutôt qu’un groupe éclaté: chaque antenne renvoie aux autres, les magazines amplifient les émissions, les maisons d’édition accueillent les mêmes signatures.
Le chef‑d’œuvre de 1941, certes, ne nous dit pas quoi penser de Vincent Bolloré. Mais il nous rappelle qu’un empire médiatique n’est jamais neutre, et qu’il appartient aux spectateurs, aux lecteurs, aux citoyens de ne pas se contenter du récit qu’il fabrique sur lui‑même.