This Much I Know to Be True: une vie et ses fantômes
Cinq ans après One More Time with Feeling, Andrew Dominik retrouve Nick Cave et son comparse Warren Ellis pour un nouveau documentaire musical empruntant la route délicate de la résilience. Entretien, à Berlin.
Qu’un cinéaste consacre non pas un, mais deux documentaires à un musicien, voilà qui n’est assurément pas banal. C’est le cas d’Andrew Dominik, le réalisateur de The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford, qui retrouve Nick Cave cinq ans après One More Time with Feeling pour un This Much I Know to Be True (lire notre critique) s’en voulant explicitement le complément. À la source et au cœur des deux films, le même drame en effet, la mort accidentelle de son fils qui frappait le chanteur en 2015. Mais si une douleur insondable sourdait du premier, s’y greffe cette fois une étonnante capacité de résilience, tandis qu’aux chansons de Skeleton Tree succèdent celles de Ghosteen et de Carnage.
Amener son esprit à guérir
Si Nick Cave a ainsi accepté d’ouvrir son âme à Andrew Dominik, c’est parce que ces deux-là se connaissent depuis plus de 30 ans, s’étant rencontrés au mitan des années 80 dans des circonstances un peu particulières: “Je viens de Melbourne, j’ai commencé à entendre Nick Cave quand j’avais une vingtaine d’années, raconte le cinéaste . Nick et moi avons eu une petite amie en commun. Ils s’étaient séparés quelques mois plus tôt, il avait l’habitude de lui téléphoner, c’est moi qui répondait, on s’entendait bien, et on a continué à se voir au fil des ans. Il a écrit une super chanson à son sujet, Deanna, sur l’album Tender Prey. Voilà comment tout a commencé. Sa musique est devenue quelque chose comme la bande-son de mon existence. C’est un immense songwriter à mes yeux.” Alors que One More Time with Feeling était habité par la douleur, This Much I Know to Be True tend pour sa part vers quelque chose de plus lumineux. “Ce film tourne autour de ce que Nick a appris au cours de ces cinq années, poursuit Andrew Dominik. Nick s’est en quelque sorte rétabli. Je ne pense pas que celui qu’il était à l’époque du premier film aurait pu imaginer cela possible. Et il a aussi appris comment y parvenir. Ce qui m’a frappé, en revoyant le film hier soir, c’est combien ce qu’il dit est sensé. Ce que Nick a découvert plus rapidement que ne le font la plupart des gens, c’est qu’à un certain point, la vie doit reprendre le dessus sur la perte, et qu’il faut continuer à avancer. Il était déterminé à faire le meilleur de cette mort, et il s’est montré extrêmement appliqué à ce sujet. Quelques années plus tard, c’est un mec plutôt heureux: il ressent la douleur, bien sûr, mais de même que sa capacité à endurer celle-ci a augmenté, le reste a suivi. C’est ce qu’avait à dire ce film.”
Les différences entre les deux films sont, du reste, sensibles, tant par le sentiment qui en émane -que reflète d’ailleurs la tonalité des chansons, même s’il y a là son lot de requiem- que par leur conception et la forme en ayant résulté. Si One More Time with Feeling s’était fait à la demande du chanteur, aux chansons de Skeleton Tree venant se greffer un matériau intime labourant le contexte douloureux ayant présidé à l’écriture de l’album, Dominik raconte s’être lancé dans ce nouvel opus en raison de sa connexion avec les chansons de Ghosteen. “J’étais là quand elles ont été écrites, ce n’était pas la période la plus faste de mon existence, et elles revêtaient donc une signification particulière pour moi. Voilà pourquoi je me suis lancé. Quand je suis arrivé chez Nick, il m’a montré l’atelier où il travaille sur la vie du Diable, et j’y ai vu comme un masque pour sa propre existence (on peut d’ailleurs prêter à la série de figurines des contours universels, puisqu’elle embrasse rien moins que l’expérience de la vie dans son ensemble, NDLR). J’ai donc estimé qu’il fallait que cela figure dans le film. Et je savais qu’il me faudrait aborder les Red Hand Files, où des gens passant par des expériences extrêmement douloureuses lui posent des questions, auxquelles il répond parfois en plusieurs jours, en plusieurs jets, parce que j’ai réalisé que ça lui permettait d’amener son esprit à guérir. Un peu comme s’il essayait de ne pas permettre aux pensées négatives de gagner du terrain. Et nous avons encore discuté quelques heures, de sorte à avoir une vision assez claire de ce à quoi devrait ressembler le film.”
Plus aventureux que jamais
Plus qu’un film musical stricto sensu, This Much I Know to Be True est donc un composite, où les chansons de Ghosteen et Carnage occupent forcément la place centrale, filmées dans un dépouillement aussi délicat qu’immersif alors que Nick Cave, Warren Ellis et leurs partenaires leur donnent vie, mais où les interstices ne sont pas moins parlants. Au-delà du travail sur lui-même accompli par le chanteur, il y est notamment question du processus créatif et de sa relation privilégiée avec Ellis, son complice depuis un quart de siècle maintenant, que ce soit au sein des Bad Seeds, de Grinderman ou pour des œuvres à quatre mains, et notamment une imposante série de musiques de films, de The Proposition de John Hillcoat au tout récent La Panthère des neiges de Vincent Munier et Marie Amiguet. Un découpage qui s’est imposé pour ainsi dire naturellement: “L’idée n’était pas d’essayer de faire quelque chose de différent, on avait surtout envie de passer du temps ensemble. C’était la raison principale pour tourner ce film: j’apprécie vraiment Nick et Warren, et nous aimons nous retrouver. Et parfois, le travail vient s’y superposer: ils ont composé la musique de Blonde, par exemple, et j’ai mixé certaines choses.”
Ainsi articulé, This Much I Know to Be True vrille en profondeur, document aussi intense que troublant où les chansons ressortent avec d’autant plus de puissance que Nick Cave les habite de tout son être. “Nick est simplement quelqu’un d’authentique, avec beaucoup de charisme mais aussi une grande sensibilité. Un film peut induire une certaine intimité, sans qu’il ait à surjouer: la caméra parvient à le lire, et Nick a vécu beaucoup de choses.” Elle réussit aussi à capter la grâce de chansons qui, de Ghosteen Speaks à Balcony Man, donnent aussi la mesure inspirée du chemin parcouru par Nick Cave depuis l’abrasif Release the Bats en 1982. “C’est dingue, si l’on y pense, d’avoir pu passer de The Birthday Party à Ghosteen , opine Andrew Dominik. Ce que je trouve formidable, c’est que Nick n’ait jamais voulu se répéter. La plupart des parcours dans le rock ne vont guère au-delà de trois ou quatre ans, ils sont très rares à durer aussi longtemps, mais quand vous écoutez ce que fait Nick Cave à 64 ans, il est plus aventureux aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été. Il n’y a pas de carrière équivalente.” Le soundtrack d’une vie, et ses fantômes…
Marilyn réinventée
L’autre actualité d’Andrew Dominik, c’est bien sûr son adaptation de Blonde, la non-biographie fleuve que consacrait, en 2000, Joyce Carol Oates à Marilyn Monroe. Un film qui, après avoir été maintes fois reporté tout en faisant l’objet des rumeurs les plus diverses, devrait finalement atterrir sur Netflix fin 2022. Pour le réalisateur australien, auteur notamment de l’étincelant The Assassination of Jessie James by the Coward Robert Ford, ce projet consacre le retour à la fiction, dix ans après un Killing Them Softly de plus anecdotique mémoire. “Blonde représente un grand changement pour moi. C’est un film très différent de ceux que j’ai tournés auparavant, explique-t-il , plus excitant que Killing Them Softly , c’est sûr… Disons que c’était super de pouvoir faire un film sans flingues, et avec une actrice…” Et de poursuivre: “Les actrices m’ont toujours intéressé. Quant au destin de Marilyn Monroe, c’est comme si l’enfant la plus mal-aimée au monde était devenue la femme la plus désirée au monde, pour finir par se suicider -il y avait là clairement quelque chose à quoi se connecter. Mais c’est vraiment le livre de Joyce Carol Oates qui m’a donné l’impulsion pour ce film, cette sorte de songerie stupéfiante, d’histoire rêvée de Marilyn. Joyce voulait lui consacrer une nouvelle d’une centaine de pages, elle a fini par écrire un roman qui en fait plus de 1000, que j’ai dû ramener à 100. Le film, c’est vraiment l’histoire de l’inconscient écrasant le rationnel: elle a été éduquée dans une sorte de drame hérité de sa mère, et a vu ensuite son existence tout entière à travers l’objectif de ce drame. Quand on compose avec quelqu’un de célèbre à ce point et de tellement photographié, on peut utiliser toutes les associations et toutes les images que l’on a vues auparavant, mais on peut aussi en changer le sens, conformément au drame. C’est très excitant, en termes cinématographiques.”
Le sex-symbol du XXe siècleSi les noms de Naomi Watts puis de Jessica Chastain ont été associés un temps au projet, c’est finalement sur Ana de Armas, vue notamment dans Blade Runner 2049, Knives Out ou, plus récemment, No Time to Die, qu’Andrew Dominik a jeté son dévolu pour incarner Marilyn. Un choix qui pourrait a priori surprendre, la ressemblance entre la comédienne d’origine cubaine et son modèle d’un film ne sautant pas aux yeux. “Laissez-moi vous montrer une photo, elle ressemble précisément à Marilyn Monroe. Pas la couleur de ses cheveux ou de ses yeux, mais le visage bien: la forme de leur visage est très semblable. C’était évident pour moi.” Et cela, même si le réalisateur voit une différence fondamentale entre elles: “Marilyn Monroe avait un côté ‘rescue me girl’, attendant qu’on vienne la sauver. Je peux vous assurer qu’Ana de Armas n’a pas besoin qu’on vienne la sauver. Elle est dure, un peu tape-à-l’œil…” (rires) Quant au côté sulfureux du film, finalement classé NC-17 (soit réservé au public adulte)? “C’est un film sur le sex-symbol du XXe siècle. Il y a beaucoup de sexe dans le film, et pas particulièrement heureux. Mais le film n’est pas choquant à mes yeux, même s’il est brutal.” Mais l’on n’imagine guère à vrai dire une version PG de la vie de Marilyn Monroe…
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