Barry Lyndon, le livre sur les coulisses du chef-d’œuvre qui a été “un vrai désastre financier”

Le tournage en Irlande de Barry Lyndon a été perturbé par des menaces de l’IRA. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Producteur exécutif, bras droit, ami, beau-frère et confident de Stanley Kubrick durant près de trois décennies, l’Américain d’origine allemande Jan Harlan supervise aujourd’hui un livre définitif sur Barry Lyndon, chef-d’œuvre crépusculaire et décadent dont on fêtera bientôt les 50 ans.

Un jour, Stanley Kubrick, grand fan de tennis devant l’Éternel, est occupé à regarder à la télévision un match intense opposant Boris Becker à John McEnroe. Il glisse alors à Jan Harlan en s’exclamant: « Aucun film ne pourra jamais être aussi excitant! » D’intensité et d’excitation, l’écrasante filmographie du regretté réalisateur de 2001, Orange mécanique, Shining, Full Metal Jacket et autre Eyes Wide Shut n’en a pourtant jamais manqué. En 1975, il signe, avec Barry Lyndon, l’un des sommets incontestables de son œuvre. Supervisé par Harlan lui-même, beau-frère et producteur exécutif qui a le plus côtoyé cet immense architecte de films-mondes au cours des dernières décennies de sa vie, un superbe livre en autopsie aujourd’hui tous les aspects.

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Jan, vous avez à l’origine rencontré Stanley Kubrick via votre sœur, Christiane, qui l’a épousé après avoir joué dans la séquence finale des Sentiers de la gloire, puis vous êtes devenu son collaborateur privilégié sur ses cinq derniers longs métrages. Vous supervisez aujourd’hui un livre-somme consacré à Barry Lyndon dans lequel vous rédigez par ailleurs tout le chapitre consacré à la production de ce film. Avez-vous encore appris quelque chose sur lui durant l’élaboration de cet ouvrage?

En soi, je ne peux pas dire que j’ai appris quelque chose de neuf sur lui, non. Vous savez, je l’ai côtoyé chaque jour durant près de 30 ans. Et nous avons dû échanger des dizaines de milliers de coups de téléphone. Entre les tournages, son entourage professionnel direct était uniquement composé de son chauffeur, son secrétaire et moi. Je dois préciser que je ne me suis jamais mêlé de ses décisions artistiques. Je n’ai rien d’un artiste. Je m’occupais de tout ce qui relevait de l’administratif, des finances et de tout ce qui l’ennuyait profondément (sourire). J’étais heureux de faire ces choses, et il était ravi de ne pas avoir à les faire. Bien sûr, il me demandait mon avis sur certaines idées, sur des livres qu’il lisait ou des projets de scénario. Il était très ouvert d’esprit. Mais rien de ce qui finissait à l’écran n’était de mon fait. Je le conseillais juste parfois sur le choix de certaines musiques, parce que c’était ma passion. C’est moi, par exemple, qui lui ai soufflé l’idée de Schubert pour Barry Lyndon. Mais sinon je passais l’essentiel de mon temps à conclure des accords relatifs à des lieux de tournage ou à des comédiens. Ce genre de choses.

Jan Harlan: « L’une des plus grandes caractéristiques du cinéma de Stanley Kubrick est de traverser le temps. » © DR

Vous avez débuté votre collaboration étroite avec Kubrick à la charnière des années 60 et 70, alors qu’il rêve encore de son Napoleon, projet à la folle démesure qu’il devra abandonner faute de financement après deux années de travail acharné. Diriez-vous qu’il existe des connexions entre ce grand fantasme avorté et Barry Lyndon, film lui aussi travaillé par un ambitieux désir de reconstitution historique?

Au-delà de la volonté de remonter le temps, je dirais que non, il n’y en a pas vraiment. Il aurait certainement utilisé le même type de lentilles et d’éclairage, mais ça s’arrête là. Napoleon était un projet qui lui tenait particulièrement à cœur. Il ambitionnait de faire un film de quatre heures, avec des dizaines de milliers de figurants. Mais la MGM a fini par prendre peur face à l’ampleur du projet. Surtout qu’on ne pouvait pas se reposer sur les effets spéciaux à l’époque pour filmer de grandes batailles. Par ailleurs, la sortie à l’automne 1970 de Waterloo de Sergueï Bondartchouk, avec Rod Steiger dans le rôle de l’empereur, est venue en quelque sorte lui brûler la politesse. Et la MGM s’en est servi comme excuse pour lâcher Napoleon. Stanley était terriblement déçu. Il souhaitait tourner le film en Roumanie, où les paysages du nord se prêtaient idéalement à une reconstitution de la campagne de Russie de 1812 et ceux du sud à celle de la conquête de l’Italie. Le régime de Ceausescu s’était engagé à lui prêter 5 000 chevaux. Mais tout ça n’a finalement jamais pu se faire. La première chose que j’ai faite pour Stanley, suite à l’échec de ce projet, c’est d’acheter pour lui les droits de La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler. Il en a rapidement tiré un scénario prêt à être tourné puis il a changé d’avis. Parce qu’il pensait que ce serait trop difficile de réussir un film autour de la jalousie. Ce n’est qu’en 1999, près de 30 ans plus tard, qu’il en tirera finalement Eyes Wide Shut, son ultime long métrage. Probablement son préféré.

Aujourd’hui, Barry Lyndon est massivement reconnu comme un chef-d’œuvre culte, mais à l’époque de sa sortie le film n’a pas été un grand succès. Il sera même un véritable échec commercial dans les pays anglo-saxons. Comment expliquez-vous cela avec le recul?

C’est quelque chose d’assez difficile à comprendre. Étrangement, le film a été un énorme succès au Japon. Et il a également rencontré son public dans certains pays méditerranéens: France, Italie, Espagne et Portugal. Mais, dans l’ensemble, Barry Lyndon a été un véritable désastre financier au moment de sa sortie. Et c’est quelque chose qui a beaucoup affecté Stanley, à l’époque. Au fil des ans, le film n’en est pas moins devenu un véritable classique. Et presque 50 années plus tard, nous voici en train de discuter d’un ouvrage qui en décortique le moindre détail. J’aime l’idée que ce livre perpétue la mémoire de tout ce qui a été mis en place à l’époque pour confectionner ce chef-d’œuvre. Avec le recul, on ne peut que constater que l’une des plus grandes caractéristiques du cinéma de Stanley Kubrick est de traverser le temps en restant toujours pertinent. Prenez un film comme Les Sentiers de la gloire. Ou même Docteur Folamour. Ce dernier a d’ailleurs été récemment adapté pour la scène à Londres, et il est actuellement joué sur les planches, avec notamment Steve Coogan. C’est un peu comme si les films de Stanley avaient été faits pour durer. Leur résonance ne faiblit pas.

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Chacun de ses films est aussi assez unique en son genre. C’est comme si, à chaque fois, il avait créé tout un monde à partir de rien…

C’était un créateur de mondes, oui. Mais il ne démarrait jamais de rien. Il trouvait toujours une base à ses films dans les livres. Soyons honnête, Stanley n’était pas quelqu’un qui écrivait formidablement bien. Ce n’était pas forcément son truc. Ce n’est pas quelqu’un qui allait pondre un scénario incroyable à partir d’une idée originale. Non, il partait quasi systématiquement d’un roman. Il avait besoin d’un solide matériau littéraire pour imaginer ses films. C’était bien sûr le cas s’agissant de Barry Lyndon, qui adaptait le roman picaresque de William Makepeace Thackeray. Et ça a été le cas jusqu’à son dernier film. Il était très envieux quand il lisait La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler. Il aurait adoré être capable d’écrire aussi bien. Mais son talent était ailleurs. Il n’avait pas son pareil pour transformer les mots en images et en sons. Sur ce terrain-là, il était tout simplement imbattable. Il avait une vision très précise des choses et il était terriblement exigeant avec lui-même. Il faisait son autocritique de manière impitoyable. Constamment. C’est ce qui explique aussi bien sûr pourquoi il mettait parfois autant d’années à faire un film.

On sait que le tournage en Irlande de Barry Lyndon a été perturbé sur la fin par des menaces sérieuses de l’IRA, qui ont obligé Stanley Kubrick à plier bagage et à retourner précipitamment en Angleterre. On sait aussi que ce dernier était très casanier et n’aimait pas beaucoup voyager. Il paraît même qu’il aimait dire que la chose la plus difficile à réaliser sur le tournage d’un film était de sortir de sa voiture le matin…

Oui, c’est vrai. C’est une chose que Steven Spielberg avait dite un jour et que Stanley répétait volontiers. En tant que réalisateur, vous arrivez sur le plateau le matin, et tout le monde vous attend, un tas de choses sont prêtes et vous savez que vous allez passer la journée à prendre des décisions importantes et à dire constamment à tout un tas de personnes ce qu’elles doivent faire. J’ai plusieurs fois expérimenté ce moment de flottement en début de journée avec Stanley où les choses semblaient presque insurmontables. Le début de toute chose est difficile.

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Napoleon n’est pas le seul grand projet de Kubrick à ne pas avoir vu le jour. Pouvez-vous dire un mot sur Aryan Papers, le film sur l’Holocauste qu’il n’a jamais tourné?

Il s’agissait d’un projet adapté d’un livre de Louis Begley appelé Wartime Lies (Une éducation polonaise pour la traduction française, NDLR). Stanley s’est d’emblée senti encouragé par ce roman à faire un film sur l’Holocauste parce qu’il s’agissait d’une autobiographie. Le personnage principal est un petit garçon juif de six ans, et il s’agit de Begley lui-même donc, qui raconte l’histoire de sa survie sous l’occupation nazie. Je suis allé faire des repérages en Allemagne, en Tchécoslovaquie et en Pologne, c’était au début des années 90 et on sentait une forme d’excitation un peu partout suite à la chute du mur de Berlin qui annonçait supposément une nouvelle ère. Mais, à la même époque, Spielberg préparait de son côté La Liste de Schindler à Cracovie, et ça a considérablement refroidi la Warner, qui devait produire le film de Stanley. Ce dernier a alors consacré une année entière à travailler sur un scénario consacré à l’intelligence artificielle. Mais l’ironie suprême de l’histoire, c’est que ce scénario sur l’intelligence artificielle, il a fini par l’offrir à… Spielberg! Parce que ça supposait beaucoup d’effets spéciaux, et que ce n’était pas trop le truc de Stanley. Il pensait que Steven serait davantage dans son élément. Et ce dernier a en effet réalisé A.I. juste après la mort de Stanley. En un sens, la boucle était bouclée.

Barry Lyndon – Stanley Kubrick ****, sous la supervision de François Betz et Jan Harlan

Simeio, 172 pages.

L’an prochain, on fêtera le demi-siècle de la sortie au cinéma de Barry Lyndon, incontestablement l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la filmographie de Stanley Kubrick. Les éditions Simeio profitent de l’occasion pour publier aujourd’hui un livre définitif sur la fabrication, la portée et les enjeux de ce grand film sur l’échec contant l’ascension et la chute d’un parvenu dans la fastueuse société anglaise du XVIIIe siècle. Solidement documenté, et richement illustré, l’ouvrage balaie toutes les caractéristiques et les étapes créatives de cette œuvre titanesque: livre dont le film est adapté, références picturales, storyboard, travail de production, repérages et décors, costumes, comédiens et comédiennes, musique iconique, photographie, montage… Il donne au passage la parole à une poignée de celles et ceux qui ont directement contribué à sa concrétisation (Jan Harlan, Marisa Berenson…). Mais aussi à des analystes hors pair, comme le regretté Michel Ciment, par exemple, pour qui Barry Lyndon constitue notamment « une odyssée du temps faisant écho à celle de l’espace ». Débordant d’une fièvre toute cinéphile et bourré d’étonnantes anecdotes, l’objet tient du pur enchantement pour les amateurs et amatrices du corpus kubrickien.

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