Ali Abbasi, réalisateur de The Apprentice: «Je veux comprendre comment Trump est devenu Trump, et ce viol est un tournant»
Ca n’a pas été facile, mais The Apprentice sort enfin dans les salles. Le réalisateur irano-danois Ali Abbasi y montre comment Donald Trump est devenu Donald Trump, en le prenant très au sérieux.
« Une diffamation malveillante qui n’aurait jamais dû voir le jour. » C’est en ces termes qu’un porte-parole du candidat à la présidence Donald Trump a décrit The Apprentice. Le film montre comment le jeune baron de l’immobilier Donald Trump tombe sous le charme de l’avocat controversé et anticommunistes Roy Cohn (des rôles principaux pour Sebastian Stan et Jeremy Strong, vu dans la série Succession) dans les années 70 et 80. Peu après la première mondiale du film au festival de Cannes, les avocats de Donald Trump ont tenté d’empêcher la sortie du film dans les salles américaines en brandissant des menaces juridiques. Le réalisateur irano-danois Ali Abbasi ne s’est pas laissé impressionner, mais il n’a pas été simple pour lui de trouver un distributeur américain. « C’est toujours difficile, les producteurs et les financiers ont toujours peur, déclare le réalisateur. Mais c’est vrai que The Apprentice a dû surmonter des obstacles supplémentaires en raison de son sujet: Donald Trump. Après le 6 janvier 2021 (la prise d’assaut du Capitole, NDLR), notre château de cartes s’est complètement effondré. C’est très difficile de trouver de l’argent pour un film, mais ça vous le savez, vous êtes préparé à cette lutte. Ce que je n’avais pas du tout vu venir, c’est le problème de la distribution. »
Il était prévisible que vous vous heurtiez au régime iranien après Holy Spider, votre thriller sur un tueur en série fou de religion qui sévit à Machhad. Mais avez-vous été surpris de devoir vous battre pour sortir un film sur Trump aux États-Unis?
Oui, quand même. Soyons clairs: il n’y a pas de conspiration contre le film, c’est juste qu’il n’y a que très peu de personnes à qui l’on peut s’adresser pour distribuer un film aux États-Unis et ils ont considéré que The Apprentice présentait un sujet trop périlleux. Le risque de controverse et de perte de consommateurs était trop grand. Ce type de censure opportuniste semble moins grave que la censure systématique de l’État, mais l’effet est le même. Ca mérite qu’on y réfléchisse.
Où en est la bataille juridique contre votre film?
Après Cannes, nous avons reçu ce qu’on appelle une lettre de « cease and desist« . Il s’agit d’une sorte d’avertissement: « arrêtez ce que vous faites ou des poursuites seront engagées. » D’autres mesures pourraient être prises après la sortie du film aux États-Unis. Le mois qui vient pourrait être agité…
Pourquoi avez-vous persévéré?
Que vous le détestiez ou l’admiriez, Trump est une personnalité-clé de notre époque. Et c’est le travail des artistes de mettre notre époque en lumière. C’est à nous de disséquer les pouvoirs qui régissent nos vies et dominent le discours public. Je suis franchement choqué qu’il n’y ait pas plus de films sur Trump. C’est une personne extrêmement fascinante et complexe. Le rejeter en bloc sous prétexte qu’il est nuisible et stupide, comme c’est souvent le cas dans mes cercles d’amis progressistes et gauchistes, n’est pas intelligent. Si vous l’étudiez de près, vous verrez un homme qui maîtrise l’art de contrôler les masses depuis un demi-siècle.
The Apprentice est le nom de l’émission de télé-réalité qui a permis à Trump d’accroître considérablement sa popularité, mais vous n’en parlez pas. Par contre, votre film présente Trump comme un disciple du tristement célèbre Roy Cohn. Pourquoi l’avoir impliqué?
Roy Cohn, le mentor de Trump, est un outsider fascinant. Un Juif rempli de haine de soi, un intellectuel anti-intellectuel, à la fois homophobe et homosexuel caché. Peut-on faire plus dramatique? À un moment donné, il a représenté en tant qu’avocat les cinq familles de la mafia new-yorkaise. Il était ami avec le président Richard Nixon, ils connaissait tous les grands hommes politiques et lobbyistes de Washington et participait aux fêtes les plus folles du Studio 54. Mais par-dessus tout, il était extrêmement avide de pouvoir, et le pouvoir est au cœur de mon film. Comment accumuler du pouvoir dans le système politique américain? Comment le conserver? Ca ne fera pas plaisir à mes amis gauchistes d’entendre ça, mais Donald Trump est très doué pour manipuler les médias, pour créer sa propre réalité. Et il a appris cela de Roy Cohn, qui était un vrai génie des relations publiques.
Pensez-vous que le public américain appréciera The Apprentice?
Je suis très curieux de voir comment ça va se passer. On a eu les mêmes réactions avec une salle pleine de conservateurs et une salle remplie de progressistes. Les gens étaient décontenancés. Est-ce qu’on doit aimer cet homme? Ou est-ce qu’on doit le détester? Est-ce un héros? Est-ce un salaud? Idéalement les gens devraient commencent à comprendre Trump en tant qu’être humain dans toute sa complexité, ses contradictions et ses failles. Mais ce que vous faites ensuite de cette connaissance et est-ce que cela influencera votre voix, c’est une tout autre affaire. Et ça ne me regarde pas. En fait, The Apprentice n’est pas un film sur Trump, c’est un film sur sa relation avec Roy Cohn et la manière dont celle-ci a influencé ce qu’il va devenir. Je pourrais comparer ça avec ce qui s’est passé pour Holy Spider: les spectateurs ne voulaient pas parler du film en soi, mais du régime iranien et de la révolte des femmes. Et tant mieux, car ce sont des sujets importants, qui me tiennent particulièrement à cœur.
Trump a-t-il mené l’Amérique à la division que l’on connaît aujourd’hui ou est-ce le pays qui a produit Trump? En d’autres termes, est-il la cause ou le symptôme?
Je penche pour la deuxième option. Trump n’est pas Napoléon, ni un leader mondial doté d’une grande vision. Pour moi, c’est un jeune homme motivé qui a l’ambition de devenir quelqu’un. Il veut gravir l’échelle sociale, comme Barry Lyndon. Nous ne savons pas où cela le mènera. Il ne le sait même pas lui-même. Il n’y a pas d’objectif final. Il veut simplement aller de plus en plus haut. En cela, il est très américain. Néanmoins, je pense que cette ère politique est celle de Trump. Il est le président de la réalité fracturée dans laquelle nous nous trouvons. Il ne représente pas que la division entre républicains et démocrates, ou le fossé entre conservateurs et progressistes: il est l’incarnation de la tentative de dicter, sans tenir compte des faits, ce qui est réel et ce qui est faux. Il n’a pas créé lui-même cette réalité « cubiste », mais il en est le symbole.
Pensez-vous toujours que Trump devrait être content de votre film au lieu de menacer de le poursuivre en justice?
Le personnage est interprété par Sebastian Stan, un homme charismatique et séduisant. Ca pourrait être bien pire. Trump a été parodié, rabaissé et moqué tant de fois. Nous, nous le prenons au sérieux. Nous le dépeignons du mieux que nous pouvons et sur base de recherches solides. Son opération chirurgicale de réduction de tonsure ne figure pas dans le film pour donner une mauvaise image de Trump: c’est quelque chose qu’il s’est imposé lui-même et cela en dit autant sur son caractère que sur ses aventures dans le monde de l’immobilier à New York.
Qu’en est-il de la scène controversée dans laquelle il agresse Ivana? Pourquoi cette scène a-t-elle été intégrée au film?
Pour la même raison que la liposuccion et la scène du mariage. Ce sont des tournants dans la vie du personnage. Nous essayons de comprendre comment Trump est devenu Trump à travers ses relations avec ses proches. Ce viol constitue évidemment un tournant très important dans sa relation avec Ivana. Je comprends que ce soit controversé, mais la séquence sur la façon dont il a réussi à payer moins d’impôts ne devrait-elle pas l’être tout autant? Nous ne devons pas nous soumettre à l’autocensure. Nous devons le dépeindre avec toutes ses qualités et tous ses défauts.
Pensez-vous que votre film pourrait influencer l’élection présidentielle? Vous avez travaillé dur pour que le film soit diffusé dans les salles de cinéma à temps…
C’est une coïncidence. J’ai commencé à travailler sur le film en 2018. À l’origine, nous voulions le sortir avant les élections de 2020. Et en 2020, je pensais aux élections de mi-mandat. Il y a toujours une élection qui se profile à l’horizon. Beaucoup de gens me demandent si je veux influencer le résultat de l’élection d’une manière ou d’une autre. Honnêtement, je ne pense pas que nous puissions ou voulions le faire. Bien sûr, c’est passionnant de contribuer au débat sur un sujet aussi important que l’élection présidentielle américaine. Mais il s’agit plutôt d’un niveau intellectuel. Nous ne voulons pas nous mobiliser pour ou contre Trump.
Shelley était un film d’horreur, Border parlait de trolls, Holy Spider d’un tueur en série misogyne en Iran et The Apprentice de Donald Trump. Vos quatre films sont très différents. Que cherchez-vous?
C’est presque une question psychanalytique. J’ai un parcours étrange. J’ai étudié l’architecture, mais j’ai commencé à écrire. Jeune, je détestais l’industrie cinématographique. Je pensais que le cinéma, c’était faux. Je n’avais jamais pensé que je ferais un jour moi-même des films. L’idée d’une carrière me paraît encore bizarre. Même si je dois moi aussi gagner ma vie et rembourser mes emprunts, je ne veux pas avoir l’impression de travailler lorsque je fais un film. Je m’accroche désespérément à l’idée que certaines histoires sont si importantes et passionnantes qu’elles valent la peine qu’on y consacre plusieurs années de sa vie. Holy Spider a nécessité treize ans de travail. Mon rôle consiste à briser le statu quo. Nous sommes devenus trop complaisants, tant dans le circuit commercial que dans le monde des festivals et du cinéma d’art et d’essai. Nous allons de l’avant sans nous demander si nous repoussons les limites. Ma grande ambition est de faire la différence.
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