Comment Tarik Saleh enfonce le clou contre la dictature égyptienne dans «Les Aigles de la République»

Dans Les Aigles de la République, le nouveau thriller de Tarik Saleh, une star du cinéma est obligée d’incarner le président dans un film de propagande.

Dans Les Aigles de la République, le nouveau thriller de Tarik Saleh, une star égyptienne se voit contrainte d’incarner le président al-Sissi dans un film de propagande. La fin d’une trilogie qui n’a cessé de dénoncer le régime.

Les Aigles de la Républiquede Tarik Saleh

Thriller avec Fares Fares, Zineb Triki, Lyna Khoudri. 2h09.

La cote de Focus: 4/5

George Fahmy, le «pharaon de l’écran», n’a jamais fait un mauvais film. Jusqu’au jour où il est casté bien malgré lui (disons, s’il ne veut pas qu’il arrive malheur à son fils) pour incarner le président égyptien en exercice Abdel Fattah al-Sissi dans le très officiel biopic produit par l’armée. George, cabotin dans l’âme et séducteur impénitent, se prend à un jeu dangereux qui pourrait lui coûter cher. Tarik Saleh retrouve son acteur fétiche, Fares Fares, qui apporte à ce thriller d’espionnage mâtiné de comédie sociale sa capacité à jouer tout à la fois le doute et la mauvaise foi. Moins sinueux et hypnotique que La Conspiration du Caire ou Le Caire confidentiel, Les Aigles de la République clôt néanmoins avec éclat la trilogie consacrée par le cinéaste suédois à son pays d’origine, où il est sans surprise persona non grata.

A.E.

Les agents de la Mukhabarat regrettent-ils déjà d’avoir expulsé Tarik Saleh du pays? Il y a dix ans, les services de renseignement égyptiens ont eu vent de ses projets de thriller politique sur la corruption, à la veille de la Révolution égyptienne. Trois jours avant le début du tournage, ils ont chassé le réalisateur suédois du pays. Saleh a rendu la pareille avec force. Il a tourné Le Caire confidentiel à Casablanca et s’est fait remarquer à l’international.

Après une aventure hollywoodienne –les séries Westworld et Ray Donovan, le film The Contractor–, il a dénoncé dans La Conspiration du Caire une lutte de pouvoir au sein de l’université d’al-Azhar au Caire, millénaire, avec un rôle pour le moins peu reluisant dévolu aux islamistes et à la sûreté de l’Etat. Le Festival de Cannes l’a récompensé. Mais Saleh n’en avait pas fini avec le pays de son père.

Dans Les Aigles de la République, dernier volet de sa trilogie du Caire, une star débridée doit sauver sa peau en incarnant le président dictatorial Abdel Fattah al-Sissi dans un film de propagande. Un thriller sombre, loin, une fois de plus, de faire la promotion du régime.

Les services secrets égyptiens ont-ils à nouveau tenté de vous mettre des bâtons dans les roues?

Non, je ne constitue pas une menace réelle. Le gouvernement égyptien a des problèmes bien plus importants. Le régime d’al-Sissi s’est retrouvé dans une situation complexe. Il a démantelé toute forme d’opposition. Mon film montre d’où viendra pour lui le véritable danger: de l’intérieur. C’est toujours quelqu’un de proche du président. Vladimir Poutine n’avait pas à craindre l’opposant Alexeï Navalny, mais plutôt Evgueni Prigojine, le chef du groupe paramilitaire Wagner (NDLR: tous deux sont décédés). Les gens à qui, en tant que dictateur, vous confiez le pouvoir, l’argent et les armes sont aussi ceux qui peuvent vous tuer. C’est la faiblesse d’un système impérial.

A quel point est-il frustrant de raconter l’Egypte sans pouvoir y tourner?

On y perd beaucoup, mais ce n’est pas insurmontable. Les histoires qui se déroulent à New York sont, la plupart du temps, tournées à Toronto. Cela reste du cinéma. Evidemment, je préférerais tourner en Egypte. Je n’ai plus pu y retourner depuis que j’en ai été chassé en 2015. C’est mon plus grand chagrin. Mais je ne vais pas me plaindre. Je suis privilégié. On me permet de faire des films sans compromis. Combien de cinéastes peuvent en dire autant? Si un jour vous m’entendez me plaindre, je vous en prie, giflez-moi.

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Vous confiez souvent des rôles à l’acteur suédo-libanais Fares Fares (Chernobyl)…

Dans un film sur le népotisme et la corruption, confier le premier rôle à mon meilleur ami –et parrain de ma fille–, cela ne fait pas très sérieux, j’en conviens. Mais Fares est aujourd’hui l’un des 20 meilleurs acteurs au monde. Je peux en témoigner, car j’ai déjà travaillé avec certains d’entre eux, dont Ed Harris ou Jeffrey Wright. Je connais Fares par cœur, mais quand il est face à la caméra, je le reconnais à peine. Il devient quelqu’un d’autre. Je n’ai aucune idée de la façon dont il s’y prend. Il se prépare toujours de manière extrêmement rigoureuse.

«Je vous invite à rire, mais sachez que le rire vous passera vite.»

La première demi-heure des Aigles de la République est franchement drôle. Le régime foisonne de comportements ridicules.

Ce n’est pas une satire. Je n’invente rien, je suis dans l’authenticité: ces types sont ridicules. Donald Trump pourrait aussi être drôle. Mais qui en rit encore? Pareil pour mon film. Je vous invite à rire, mais sachez que le rire vous passera vite. Car ces hommes sont très dangereux. Il n’est pas facile de prendre Trump au sérieux: il utilise un spray pour paraître plus bronzé, il a une toison jaune sur la tête, il bredouille et profère des choses outrancières. C’est drôle. Mais, de grâce, ne le réduisez pas à un idiot. Ne sous-estimez pas son programme, ni ceux avec qui il s’acoquine. Mon film n’a ni agenda caché ni message politique. J’essaie de comprendre l’être humain. Comment réagit-on lorsqu’on détient le pouvoir? Combien de temps reste-t-on fidèle à ses valeurs? Dans quelles circonstances vend-on son âme? Je crains que nous ayons tous un point de rupture.

Vous n’avez pas une haute opinion de l’être humain…

Les populations du Moyen-Orient nourrissaient l’espoir que les régimes de la région finiraient, avec le temps, par se rapprocher du monde libre. C’est l’inverse qui s’est produit. L’Occident, les Etats-Unis en tête, s’est rapproché du Moyen-Orient. Il s’inspire de dirigeants dictatoriaux comme al-Sissi ou Mohammed ben Salmane, le prince héritier d’Arabie saoudite. C’est terriblement déprimant. Je pense que, à bien des égards, nous avons laissé tomber nos enfants. Nous avions l’occasion de construire un autre monde, mais nous sommes devenus cupides. Nous avons préféré une nouvelle cuisine et une belle voiture à des choses véritablement importantes. Il suffit de regarder les dirigeants mondiaux dont nous avons accablé nos enfants. L’homme le plus puissant du monde est une star de télé-réalité qui a fait faillite à plusieurs reprises et ment de manière compulsive. Quoique, l’homme le plus puissant du monde est peut-être Mohammed ben Salmane. Par une seule décision, il peut infléchir l’économie mondiale et il n’a de comptes à rendre à personne. Ce que même Xi Jinping ne peut pas dire.

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