Stephen Frears, un dinosaure à la Cour
Le réalisateur de The Queen Stephen Frears renoue avec la royauté dans Victoria & Abdul, un divertissement enlevé s’insinuant dans l’entourage de la reine Victoria. Liaisons dangereuses?
Entamée il y a une cinquantaine d’années à la télévision britannique, avant de bifurquer, au mitan des années 80, vers le cinéma, la carrière de Stephen Frears l’a vu se frotter aux genres les plus divers: drame historique, thriller, comédie sociale, satire, film noir, western et l’on en passe, jusqu’à la biographie sportive dans The Program. Mais si son éclectisme lui a valu d’adapter avec un égal bonheur Choderlos de Laclos dans Dangerous Liaisons, Nick Hornby dans High Fidelity ou Posy Simmonds dans Tamara Drewe, le cinéaste a aussi su imposer un style, tenant notamment au ton inimitable de ses films, cette causticité plus ou moins aiguë dont il ne se départit qu’en de rares occasions. À cet égard, Victoria & Abdul, son nouvel opus, est du pur Stephen Frears, même si sa caméra a déjà pu sembler plus affûtée. Le réalisateur y renoue avec une famille royale qui lui avait souri dans The Queen, s’insinuant cette fois dans l’entourage de la reine Victoria, alors que cette dernière, sourde aux récriminations de la Cour, décide de faire d’un jeune serviteur indien musulman, Abdul Karim, son confident particulier.
Cinéaste, pas historien
Comme souvent, Frears (par l’entremise de son scénariste Lee Hall, auteur précédemment de Billy Elliot) s’inspire de faits réels. Ou presque, comme ne se fait faute de le préciser le générique: « C’est une façon de signifier qu’il ne s’agit pas d’un documentaire, et de s’assurer une certaine liberté, observe-t-il. Le scénario a toujours recelé des plaisanteries, je crains d’être quelqu’un de plutôt frivole, en définitive… Et j’ai toujours apprécié l’avertissement placé en ouverture de Butch Cassidy and the Sundance Kid (western réalisé en 1969 par George Roy Hill, avec Paul Newman et Robert Redford, NDLR): « La majeure partie de ce qui suit est véridique. » Je me souviens qu’à l’époque de The Queen, un journaliste anglais m’avait dit, ici même à Venise: « Vous avez produit les minutes de ce qui s’est déroulé. » Et je lui ai répondu n’avoir aucune idée des faits. Pourquoi me regarder comme si j’étais une autorité en matière d’Histoire? » The Queen, parlons-en. Le film, qui explorait ce qui s’était joué entre Tony Blair et la reine Elizabeth au lendemain de la mort de la princesse Diana, le 31 août 1997, doublait la relecture des événements d’une réflexion aiguisée sur le pouvoir et son exercice, pour s’ériger en satire politique de haut vol. Si Victoria & Abdul recelait un potentiel semblable, avec ce qui pouvait y être dit de l’impérialisme britannique, Frears ne s’empare que mollement du sujet, pas plus qu’il n’explore la résonance contemporaine qu’aurait pu trouver le propos, dont il se borne, interrogé sur la question, à constater qu’elle relève de l’évidence.
Mais bien que ce Confident royal, en version française, se situe objectivement en retrait des attentes, le film n’en reste pas moins éminemment plaisant, la combinaison d’humour et de savoir-faire, sans même parler d’une distribution impériale, faisant de l’ensemble un divertissement allègre. « Que demandez-vous de plus?« , feint de s’étonner un Stephen Frears en mode résolument pragmatique pour le coup, évoquant le succès public indispensable d’un film comme celui-là. « Je n’ai pris conscience de la notion de « mainstream » qu’en vieillissant. Dangerous Liaisons est le premier de mes films à avoir fait l’objet d’une preview. Et c’est donc la première fois que je me suis retrouvé dans un immense cinéma de Pasadena à observer des gens regardant un film que j’avais réalisé. Quand je travaillais pour la télévision, on n’avait guère de notion du public et une bonne partie de mon apprentissage de ces 30 dernières années a tourné autour de cet élément. On apprend vite: on peut voir très facilement lorsqu’un public s’ennuie, et c’est l’une des choses avec lesquelles il m’a fallu composer. Et j’en suis ravi: ces films ne sont pas bon marché, en effet, même s’ils restent petits par rapport à d’autres productions. The Snapper n’avait rien coûté, My Beautiful Laundrette non plus, mais un film comme celui-ci a besoin d’une audience décente pour survivre.« D’où ces compromis nécessaires, dont il a d’ailleurs su fort bien s’accommoder. Lui demande-t-on ainsi s’il pourrait concevoir de revenir à des productions plus modestes, façon My Beautiful Laundrette ou Prick Up Your Ears, ces films qui ont contribué à établir sa notoriété, que son visage s’éclaire d’un large sourire: « Milos Forman a dit un jour que l’on ne pouvait perdre sa virginité deux fois… »
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Un dinosaure à la Cour
De Dangerous Liaisons, tourné en 1988 avec des acteurs américains, Frears considère qu’il a constitué un pas décisif dans son parcours, au même titre que My Beautiful Laundrette avant lui, ou The Queen par la suite: « C’était un grand saut. J’avais beaucoup plus d’argent à disposition, et on ne peut pas s’empêcher de penser: « Mon Dieu, je vais dépenser beaucoup plus que je ne l’ai jamais fait auparavant. » Même si le scénario était excellent, j’avais intérêt à être à la hauteur. » En quoi la preview de Pasadena l’aura définitivement rassuré: « Je me souviens qu’à un moment, un homme a dû se rendre aux toilettes. Et tandis qu’il remontait l’allée centrale, il n’arrivait pas à détourner son regard de l’écran. Il ne pouvait se détacher de l’histoire, je n’en espérais pas plus… » On a connu signe moins encourageant en effet et le film devait rencontrer toutes les attentes du réalisateur et mieux encore. Après quoi Frears a connu une carrière bien remplie -il se qualifie lui-même de « dinosaure »– faite de hauts, fréquents, et de bas (Mary Reilly, Lay the Favorite), plus rares, de fours et de succès publics, au rang desquels Victoria & Abdul semble appelé à figurer, l’humour y faisant office de séduisant appât: « Christopher Hampton (scénariste de Liaisons, mais aussi de Mary Reilly, relecture de Dr. Jekyll & Mr. Hyde, et de Chéri, adapté par Frears de Colette) a toujours considéré qu’avec quelques plaisanteries, on pouvait impliquer le public, pour ensuite lui donner un coup de pied… » Ou, en l’espèce, l’instruire avec le sourire des vicissitudes de la fonction royale: « Tous les films sur la royauté reposent sur l’hypothèse que ce boulot est insupportable, et que personne ne devrait se le voir imposer…« Quant à son opinion sur la monarchie? « The Times a écrit un jour que je n’étais pas un monarchiste, mais bien un « queenist », botte-t-il en touche, suivant une méthode éprouvée par des années d’interviews…
Quant à son avenir proche, il se dessine à la télévision britannique, là même où il a fait ses débuts, puisque Frears s’apprête à y tourner A Very English Scandal, un film portant sur le leader libéral Jeremy Thorpe, dont la carrière avait été brisée après qu’il avait commandité l’assassinat d’un jeune garçon avec qui il avait eu une liaison. Manière, pour le réalisateur, de s’inscrire dans l’air du temps, dont il observe: « Le renouveau de la télévision américaine tient au fait que le cinéma a renoncé à faire des films sur l’Amérique et qu’elle s’en est emparée. Elle est revenue à l’avant-plan, et l’Europe a suivi. À titre personnel, je suis ravi de retravailler pour la télévision alors même qu’il s’y produit tant de choses intéressantes.« Dinosaure, peut-être, mais fossile, ça non…
Qui d’autre que Dame Judi Dench, trônant sur le cinéma britannique du haut de ses 50 ans et quelques de carrière, pour incarner la reine Victoria? Poser la question, c’est déjà y répondre. À tel point d’ailleurs que la comédienne n’a pas attendu l’appel de son vieux complice Stephen Frears pour s’y risquer, elle qui campait déjà son altesse royale dans Mrs Brown, de John Madden, il y a tout juste 20 ans, une de ses sept nominations aux Oscars à la clé (dont l’une, pour Shakespeare in Love, du même Madden, couronnée de succès). Victoria & Abdul pourrait bien lui en valoir une nouvelle, tant il y a là un rôle taillé pour les honneurs -encore que l’on devine, alors qu’on la retrouve dans un palace vénitien, que ce n’est pas là ce qui la motive: « Souvent, on a tendance à vous proposer des rôles voisins de ceux que vous avez interprétés. Et c’est la dernière chose que l’on a envie de faire. Je n’arrête pas de dire à mon agent: « Je t’en prie, trouve-moi un rôle où le personnage apprend à marcher sur une corde raide, avant de se transformer en dragon dans l’acte final. » On cherche toujours quelque chose de différent, ce que j’ai connu par exemple avec Notes on a Scandal, avec Cate Blanchett, absolument passionnant.« Et cela même si elle retrouve dans le cas présent un personnage qu’elle avait déjà interprété: « C’est la même personne, mais pas le même rôle, souligne-t-elle. Et une période dont personne ne savait rien, avec en conséquence quelque chose de totalement nouveau à explorer et à essayer de comprendre. Et comme j’ai son âge…(soupir) L’autre jour, j’ai vu mon petit-neveu. Il m’a montré son nouvel appareil photo dont il me disait que non content de prendre ma photo, il lui donnerait mon âge. Ce qu’il a fait, et je me suis trouvée rajeunie de 20 ans. Je lui ai dit qu’il me le fallait absolument…« (rires)
Entre celle qui fut l’inaltérable M dans une autre vie de cinéma et Stephen Frears, la complicité remonte au début des années 80 déjà, et Going Gently, une dramatique télévisée produite pour la BBC 2. C’est dire si, quelques collaborations plus loin (le téléfilm Saigon – Year of the Cat, Mrs Henderson Presents et Philomena), ces deux-là se comprennent à demi-mot, ce qui est utile avec un réalisateur préférant les monosyllabes aux longs discours: « Nous avons adopté un langage sténographique. À la fin d’une prise, je le regarde, et soit il s’éloigne, soit il me demande: « Veux-tu qu’on la refasse? » Ce qui signifie bien sûr qu’il souhaite lui-même la refaire. Mais c’est charmant d’avoir cette façon de procéder…« Quant à savoir où cette actrice shakespearienne -elle débuta sur les planches en étant l’Ophélie de Hamlet– puise cette énergie qui la conduit à se multiplier encore et toujours sur les écrans (on la retrouvera tout prochainement dans Murder on the Orient Express)? « C’est héréditaire, sourit-elle. Mes parents l’avaient et j’ai eu la chance de l’avoir par nature. Et puis, je compte parmi les privilégiés qui font un métier qu’ils aiment vraiment. Nous ne sommes pas si nombreux…«
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