Avec Sorry, Baby –l’un des films les plus remarqués à Sundance et à Cannes cette année–, Eva Victor montre comment la vie continue après un traumatisme sexuel. Avec, contre toute attente, un humour mordant.
Sorry, Baby est son premier long métrage en tant que réalisatrice, scénariste et actrice principale. Pourtant, Eva Victor prend le contrepied des attendus d’un film traitant des violences sexuelles. Elle ne zoome pas sur le traumatisme en lui-même, mais sur les événements confus, maladroits, parfois même drôles, qui le suivent. Le résultat est un film où légèreté et gravité s’entrelacent avec une telle fluidité que cela en devient presque transgressif –mais dans le meilleur sens du terme.
Dans cette production soutenue par Barry Jenkins (Moonlight, If Beale Street Could Talk) et le studio du moment A24, Eva Victor incarne Agnes, une étudiante de dernière année en littérature anglaise devenue enseignante dans l’université de Nouvelle-Angleterre où elle a étudié. Elle y hérite du bureau de Preston (Louis Cancelmi), son ancien directeur de mémoire et violeur. De quoi la confronter à une question vertigineuse: comment pourra-t-elle un jour refaire confiance à quelqu’un –y compris à elle-même?
Connue pour ses vidéos en ligne à l’humour acide ainsi que pour ses articles sur le site satirique et féministe Reductress, la réalisatrice de San Francisco, possède ce don rare de percevoir l’absurde même dans le chagrin. Au lieu d’un mélodrame MeToo classique, qui dépeindrait l’agresseur en monstre et la victime en frêle feuille tremblante, Sorry, Baby esquisse finement le portrait d’une femme intelligente, drôle, capable de tomber amoureuse d’un voisin maladroit (Lucas Hedges) et qui aspire à retrouver l’insouciance perdue. Elle peut toutefois compter sur son amie Lydie (Naomi Ackie), désormais installée à New York et devenue mère. Mais si les deux amies conservent leur complicité, un non-dit semble à jamais en suspens.
Eva Victor expose ces failles avec tant de tendresse qu’on en oublierait presque la précision de sa lame. «Je ne voulais pas montrer de violence à l’écran», confie la réalisatrice à propos de son choix marquant de laisser l’incident hors champ, sans jamais le nommer explicitement. «L’idée, dès le départ, c’était: que se passe-t-il dans les années qui suivent ‘The Bad Thing’? Tout le monde semble aller de l’avant. Toi, tu restes là, avec un bruit sourd dans la tête. J’appelle ça les années perdues. Je voulais faire un film sur la tentative de guérison, pas sur la cassure.»
Film grave, Sorry, Baby désamorce la douleur par l’humour. D’où vient cet angle d’attaque?
Cela doit sans doute venir de mes racines dans la comédie, mais l’humour est pour moi essentiel. Parfois, les choses sont tellement absurdes que le rire est le seul recours. Agnes rit non pas parce qu’elle va bien, mais parce que, sans ça, elle s’effondrerait. Je me retrouve dans cette attitude: utiliser l’ironie comme stratégie de survie. Et rire avec quelqu’un qui vous connaît parfaitement –comme elle le fait avec Lydie- peut véritablement vous sauver la vie.
Cette amitié est-elle le cœur du film?
Absolument. Je voulais montrer combien il est important d’avoir quelqu’un avec qui l’on n’a pas besoin de faire semblant. Dès que Lydie est présente, on voit Agnes respirer à nouveau. Sans elle, elle est plus petite, plus sur la réserve. Ensemble, elles peuvent affronter même la pire des choses. L’amitié est sans doute l’antidote le plus précieux qui soit.
Pourquoi avoir choisi l’environnement universitaire?
Mon film aurait pu se dérouler dans d’autres milieux, mais le monde académique est un biotope idéal pour les jeux de pouvoir. Je n’ai moi-même jamais étudié dans une graduate school –même si j’en ai toujours secrètement rêvé, donc je m’en suis créé une pour ce film. Je connaissais un peu ce monde. Le décor d’une vieille institution académique en Nouvelle-Angleterre me semblait parfait. Ces bâtiments sont si anciens qu’ils semblent presque hors du temps, ce qui convenait parfaitement pour une histoire sur la manière dont le pouvoir institutionnel peut déraper, et dans laquelle les temporalités se superposent. Cela peut paraître romantique et charmant à l’extérieur, mais à huis clos, cela peut être effrayant, élitiste et profondément traversé par les rapports de pouvoir.
Parfois, les choses sont tellement absurdes que le rire est le seul recours.
Vous n’utilisez jamais explicitement le mot «viol», sauf chez le médecin. Etait-ce une décision délibérée?
Très délibérée. Non pas pour édulcorer, mais pour montrer comment nous tournons autour de ces mots. Comment parfois le langage est insuffisant, voire carrément nocif. Agnes appelle ça «The Bad Thing» parce que le nommer est tout simplement trop brut. Et parce que, dans la vraie vie aussi, les gens ne savent souvent pas comment en parler.
Vous étiez déjà scénariste et actrice, mais qu’est-ce qui vous a décidée à être réalisatrice ici?
J’ai toujours adoré écrire. A l’université, j’ai étudié le théâtre et j’ai adoré cela. Mais je n’avais jamais vraiment pensé à la réalisation… Pendant l’écriture de Sorry, Baby, j’ai revu de nombreux films que j’adore –In the Mood for Love de Wong Kar-wai, 45 Years d’Andrew Haigh, A Woman under the Influence de John Cassavetes et Breaking the Waves de Lars von Trier… Plus je les regardais, plus je réalisais l’honneur que représente le fait de pouvoir réaliser un film. C’est à ce moment-là que j’ai su: je dois faire ce film moi-même, car je suis la seule à savoir exactement à quoi il doit ressembler et comment il doit se ressentir.
Et à quoi devait-il donc ressembler exactement?
Certain Women de Kelly Reichardt est un autre film que j’ai étudié attentivement, dans lequel on sent que la caméra reste à distance et ne s’approche que lorsque c’est essentiel. Pour Sorry, Baby, je voulais ce même style patient: on reste longtemps dans une pièce, de sorte que le silence et la distance deviennent vraiment perceptibles, et dès qu’on peut y entrer –comme lorsqu’Agnes se sent en sécurité avec Lydie–, la caméra s’avance. C’est cette alternance entre proximité et retrait qui détermine la tonalité émotionnelle du film.
Que retenez-vous des grands barnums que sont les festivals de Sundance et de Cannes?
C’est vertigineux et aussi un peu effrayant. On met tout son cœur dans un film, parfois on a l’impression qu’on va y laisser sa peau, et puis tout à coup, le monde entier le regarde. Mais il y a aussi des moments magiques. A Sundance, quelqu’un est venu me dire après la première que le film donnait l’impression d’avoir été fait spécialement pour elle. Je n’oublierai jamais cela.
Sorry, Baby
Drame d’Eva Victor. Avec Eva Victor, Naomi Achie, Lucas Hedges. 1h44.
La cote de Focus: 4/5
Agnes, jeune prof de littérature talentueuse mais légèrement névrosée, tente de remettre sa vie sur les rails après «la mauvaise chose» qui lui est arrivée avec son directeur de thèse. Tout en enseignant Virginia Woolf et en essayant prudemment de renouer avec les rencontres amoureuses, elle lutte pour reprendre le contrôle. Ce premier film remarquable d’Eva Victor, stand-uppeuse et phénomène d’Internet vue notamment dans la série Billions, tire autant d’humour mordant que de vérité amère d’un sujet aussi douloureux que le traumatisme sexuel. Ce n’est pas tant le viol lui-même que tout ce qui s’ensuit –l’entourage qui n’ose pas nommer les choses, les réactions involontairement brutales des médecins… – qui laisse souvent les blessures les plus profondes. Un portrait précis, empathique, d’une jeune femme brillante mais blessée, truffé de dialogues percutants et de fines observations.