« Smoke Sauna Sisterhood »: un documentaire immersif dans l’intimité de la sororité
La cinéaste estonienne Anna Hints signe un envoûtant documentaire, Smoke Sauna Sisterhood. Un hymne à la sororité s’immisçant dans un lieu de détoxification des corps et des âmes.
Smoke Sauna Sisterhood commence dans le noir, au son d’un chant de femmes, comme une incantation qui monte en puissance, un mantra qui unit et éveille: “Sois forte, sois forte, sois forte”. Ce noir initial prépare les sens et donne le la, nous incitant à être tout ouïe pour la suite. Car si le sauna est un temple du corps, c’est aussi un sanctuaire pour la parole. C’est d’ailleurs là que naît le geste artistique de la réalisatrice estonienne, il y a près de 30 ans. Anna Hints explique: “Ce projet remonte loin dans mon enfance. À l’âge de 11 ans, alors que mon grand-père venait de mourir, je me suis retrouvée au sauna avec toutes les femmes de ma famille, la veille de ses funérailles. Là, ma grand-mère nous a révélé qu’il l’avait trompée, à plusieurs reprises, que ça avait été extrêmement difficile pour elle. Elle a dévoilé toutes les émotions liées à cette expérience, de la souffrance, de la frustration, de la colère et de la honte. Nous étions présentes, pleinement, témoins de cette libération. Quand la session de sauna s’est terminée, j’ai eu le sentiment qu’elle avait fait la paix avec mon grand-père, et que le lendemain nous pourrions l’enterrer en toute sérénité. Je me souviens encore de ce sentiment, de cette sensation presque viscérale, comme si le sauna avait ouvert une nouvelle dimension en moi. Une véritable initiation à une forme de sororité. Je me souviens m’être dit qu’il y avait sur terre une safe place où toutes mes émotions et mes expériences pouvaient être partagées et entendues, où ma voix pouvait s’exprimer. Un endroit où toutes nos histoires pouvaient exister, avec un pouvoir de guérison incroyable. Ce sentiment m’a accompagnée toute ma vie.”
Vingt ans plus tard, alors qu’elle fait une retraite de silence, et ne peut donc ni parler, ni lire, ni écrire, elle s’interroge sur sa voix de femme et de cinéaste. Ce souvenir revient, et le besoin de l’inscrire. La moine bouddhiste qui encadre la retraite l’exhorte à en attendre la fin, l’assurant que si cette voix est la bonne, elle attendra elle aussi. “Ce fut une vraie leçon pour moi. Quand j’ai une idée, je la laisse mûrir, j’attends avant de la coucher sur le papier. J’ai compris comment en tant que cinéaste, il était important que j’entende ma voix. Quand j’ai débuté le projet, on me disait que ce sauna ne serait jamais cinématographique, que c’était trop local, qu’il fallait montrer plus de visages. Mais j’ai suivi ma voix. Ce qui est amusant, c’est que quand j’ai reçu le prix à Sundance, le jury est venu me voir pour me féliciter sur certains points spécifiques, et c’était justement ces directions que l’on m’avait dissuadée de suivre au début.”
Il faut dire que le film se situe presque entièrement dans le sauna, un challenge en termes techniques bien sûr (obscurité, buée, exiguïté, écho), mais aussi en termes narratifs, tant c’est un lieu d’intimité et de nudité, corporelle et émotionnelle. Un lieu où l’on évacue toutes ses toxines, aussi bien physiques que psychologiques. “Le sauna à fumée est un endroit où l’on entre nu, où l’on enlève ses vêtements aussi bien sur le plan corporel qu’émotionnel, où l’on lave son corps et son esprit, où l’on transpire la saleté physique mais aussi mentale. Cet endroit nous autorise à tout relâcher, on doit s’y sentir en sécurité. Je sais bien qu’en tant que cinéaste, on pose un regard, et je voulais m’assurer que mon regard ne soit pas sexualisant. Avec mon chef opérateur, nous avons fait de nombreux tests en filmant mon propre corps, pour trouver un langage visuel où moi-même je me sente en sécurité. Quand j’ai partagé cette expérience avec les femmes que je voulais filmer, ça les a beaucoup rassurées. Elles ont ensuite elles-mêmes décidé ce qu’elles étaient d’accord que l’on montre, souvent uniquement leur corps. La femme dont on voit souvent le visage dans le film nous a rejoints alors que le tournage avait déjà commencé. C’est l’une des premières qui a accepté que l’on montre son visage. Ça m’a presque déroutée, j’avais plutôt prévu de suivre des voix. Mais quand j’ai remarqué la façon dont elle écoutait, de façon tellement active et présente, je me suis dit que c’était un cadeau pour le film. En montrant ce visage à l’écoute, c’est aussi l’essence du sauna que l’on montre. Combien le simple acte d’écouter peut être puissant et empouvoirant. C’est là qu’adviennent la guérison, l’apaisement, la cicatrisation. On peut avoir des opinions totalement différentes, et pour autant avoir un lieu où l’on peut s’écouter. Ça me donne de l’espoir, en fait. On vit dans un monde tellement polarisé, qu’un endroit où l’on peut être ensemble, se reconnecter avec notre cœur, c’est primordial et précieux.”
Notre de critique de Smoke Sauna Sisterhood ****
D’Anna Hints. 1 h 29. Sortie: 13/12.
Dans l’enceinte ouatée d’un sauna à fumée, au cœur de la campagne estonienne, un groupe de femmes partage les histoires qui jalonnent leur vie, des expériences aussi singulières qu’universelles, qui s’inscrivent dans un vécu commun à leur sororité, et plus encore. Anna Hints filme le sauna comme une bulle, un espace-temps protégé où les corps débarrassés des toxines rendent possible l’émergence de la voix, et de la parole. Une parole d’autant plus forte qu’elle est activement et puissamment écoutée, cette écoute devenant la promesse d’une guérison possible. Filmant les corps dans leur présence pure, libérés de toute érotisation, la réalisatrice offre à voir et entendre avec une grande sensibilité cinématographique une expérience collective puissante où les souffrances, reconnues, sont comme absorbées par le groupe pour mieux alléger les peines.
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