Le photographe sud-africain Ernest Cole fait entendre sa voix grâce à un docu de Raoul Peck

Le photographe sud-africain Ernest Cole sort enfin de l’oubli.

Il a déjà réalisé des films enflammés sur James Baldwin et Patrice Lumumba. Avec le documentaire Ernest Cole: Lost and Found, Raoul Peck met cette fois en lumière le photographe sud-africain qui a immortalisé la brutalité de l’apartheid, mais qui a été effacé de l’histoire.



Dorothea Lange, Gordon Parks, Sebastião Salgado: autant de photographes mondialement célèbres, qui ont capturé les ombres de leur époque. Mais il y a un nom que l’on ne retrouve pas dans les ouvrages consacrés à la photographie documentaire: celui d’Ernest Cole. Pourtant, tel un spectre glissant à travers les fissures de l’apartheid, il a saisi la réalité brute de l’Afrique du Sud des années 1960: l’épuisement dans les mines, l’humiliation dans la rue, la peur dans les regards.


Son opus magnum, House of Bondage, publié en 1967, était un acte d’accusation si explosif qu’il était impossible de le diffuser dans son propre pays –du moins tant que Nelson Mandela était derrière les barreaux. Cole lui-même a payé le prix fort pour son regard sans concession: il a été condamné à l’exil et est mort oublié en 1990, à seulement 49 ans, dans un centre pour sans-abris à New York. Pendant ce temps, ses négatifs ont erré à travers le monde, fragments de mémoire perdus d’une nation préférant détourner les yeux de ses racines racistes.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.


Il n’est donc pas étonnant que Cole soit tombé dans l’oubli après sa mort tragique. Mais ces dernières années, il bénéficie d’une réhabilitation posthume. En 2017, 60.000 négatifs que l’on croyait disparus ont été retrouvés dans un coffre-fort à Stockholm, puis restitués à ses héritiers, qui ont fondé l’Ernest Cole Family Trust. En 2022, House of Bondage a été réédité par la maison d’édition à but non lucratif Aperture, tandis que la Tate Modern à Londres et le Moma à New York ont ajouté plusieurs de ses clichés à leurs collections.


Et aujourd’hui, voici le documentaire Ernest Cole: Lost and Found. Le cinéaste haïtien Raoul Peck plonge dans les archives pour reconstituer son parcours, de son enfance à Pretoria à son exil aux Etats-Unis, de ses négatifs cachés à sa fin solitaire dans la misère. Peck ne met pas seulement en lumière un photographe oublié, il dévoile aussi le monde cruel que Cole a immortalisé –un monde dont l’ombre plane encore sur notre présent.


Ce n’est pas une première pour Raoul Peck. Il avait déjà ravivé l’intérêt pour James Baldwin avec I Am Not Your Negro (2016), un documentaire qui associait les puissantes paroles de l’écrivain afro-américain à la lutte contemporaine contre le racisme. Avant cela, il avait secoué les consciences avec Lumumba (2000), une biographie filmée du leader congolais Patrice Lumumba, assassiné en 1961, qui dénonçait le colonialisme (belge) et ses conséquences.


«Les héritiers de Cole connaissaient mes films et m’ont demandé si j’étais intéressé par un projet sur lui, explique Peck, qui a été chauffeur de taxi à New York avant d’être ministre haïtien de la Culture dans les années 1990. D’autres tentatives avaient déjà été menées, mais sans succès. Le problème, c’est: que faire d’un matériau inconnu une fois qu’on le découvre? Il faut malgré tout un récit fort. J’ai d’abord refusé, mais j’ai accepté d’aider à conserver les négatifs. Après deux ans de recherches, j’ai compris que Cole avait une histoire qui devait être racontée. Son exil faisait écho à ma propre vie. Mes parents ont fui Haïti quand j’avais 8 ans, à cause de la dictature. Vivre loin de son pays, avec en permanence des nouvelles d’amis kidnappés ou de familles assassinées, ça ne vous quitte pas. Tout comme Cole ne pouvait se détacher de ce qui se passait en Afrique du Sud.»

Une fois aux Etats-Unis, Cole a sombré dans la misère et une profonde dépression. Pourquoi, à votre avis?


Je sais ce que signifie vivre en exil. En tant que photographe, on se demande toujours: où vais-je stocker mes négatifs? Sont-ils en sécurité? Seront-ils préservés? Pour Cole, il y avait aussi le fait qu’il n’était pas reconnu comme photographe, mais comme photographe noir. A cette époque, très peu de photographes noirs étaient reconnus, même aux États-Unis. Quelqu’un comme Gordon Parks n’a été véritablement reconnu que plus tard. Cole se retrouvait donc dans une sorte de no man’s land –exil, racisme, rejet artistique. Une combinaison dévastatrice pour n’importe quel être humain.

Vous parlez de son travail comme d’une «redécouverte». Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans ces photos retrouvées récemment?


La manière dont il a documenté l’Amérique avec un regard à la fois d’insider et d’outsider. Cole venait d’un système d’apartheid, mais aux Etats-Unis, il s’est heurté à quelque chose de peut-être plus subtil, mais fondamentalement identique. La ségrégation était officiellement abolie, mais dans la pratique, elle existait toujours. Les gens savaient quelles étaient les places qui leur étaient réservées, comment ils devaient s’y comporter. C’est encore vrai aujourd’hui. Pour Cole, qui pensait être arrivé dans le monde libre, ça a dû être un choc. Il venait d’un pays où un couple mixte pouvait être emprisonné. Aux Etats-Unis, il en voyait partout dans la rue –mais ils continuaient à être regardés de travers. Il a capté cette nuance avec une précision remarquable.

Les archives de Cole sont longtemps restées cachées. Que s’est-il passé exactement?


C’est une affaire sordide. La Fondation Hasselblad (NDLR: une fondation suédoise qui gère des collections photographiques historiques) détenait 505 tirages d’époque et les a gardés pendant des décennies. La famille devait prouver qu’elle en était propriétaire, alors que normalement, c’est l’inverse qui devrait se produire: avez-vous acheté ces œuvres? Avez-vous été autorisé à les recevoir? Ce n’est qu’en mai 2024 qu’ils ont fini par céder et publier un communiqué de presse annonçant qu’ils restituaient tout. Mais pourquoi cela a-t-il pris autant de temps? Et pourquoi gardaient-ils le silence sur le coffre où ont été retrouvées trois boîtes métalliques contenant des négatifs? C’est un cas classique de: «Nous avons fait une erreur et nous ne savons pas comment la réparer.»

Ernest Cole avait une histoire qui devait être racontée.

James Baldwin était au centre de votre documentaire nommé aux Oscars I Am Not Your Negro. En quoi Cole est-il différent de Baldwin?


Baldwin était une figure reconnue de son vivant, mais il a lui aussi été oublié pendant tout un temps. Lorsque j’ai réalisé I Am Not Your Negro, il était difficile de se procurer ses livres. Après le film, ils ont été réédités dans le monde entier. Cole, lui, n’était pas un intellectuel public. Il voulait être Cartier-Bresson, un artiste, pas un symbole militant. Mais il n’a pas eu le choix: son travail a toujours été perçu dans le contexte de la lutte. C’est pour cela qu’après House of Bondage, il a très peu publié. Il voulait s’orienter vers la mode, explorer l’Europe. Mais il n’en a jamais eu l’opportunité. Il a arrêté la photographie à 35 ans. C’est une tragédie.

Vous optez souvent pour un narrateur à la première personne dans vos documentaires. Pourquoi ?


Je rends leur voix à des gens à qui elle a été enlevée. Je ne veux pas être un énième journaliste qui raconte une histoire de l’extérieur. Mon approche, c’est de les laisser parler eux-mêmes. C’est pour cette raison que je travaille avec des acteurs comme LaKeith Stanfield. Je ne veux pas d’une voix off neutre, aseptisée. Je veux une voix vivante, qui se brise aux bons moments. Lors de l’enregistrement des derniers instants de Cole, LaKeith s’est effondré en larmes. C’est cela que je recherche.

Votre prochain projet porte sur George Orwell, l’auteur dur roman dystopique 1984. Pourquoi ce choix?


Parce qu’Orwell est plus pertinent que jamais. Trump, c’est Orwell. Orban, c’est Orwell. Nous vivons une époque où l’on veut nous faire croire que deux plus deux font cinq. Orwell a écrit sur les mécanismes qui se cachent derrière ces mensonges. Le film s’intitule provisoirement 2 + 2 = 5. Car c’est le combat d’aujourd’hui: la colère, la manipulation, la censure. C’est tellement orwellien qu’Orwell lui-même aurait du mal à y croire. Ce qui est fascinant, c’est qu’Orwell est revendiqué à la fois par la gauche et la droite. Chacun y voit ce qu’il veut. Dans mon film, je ne veux pas d’une énième analyse aride. Orwell doit parler lui-même, comme j’ai fait parler Baldwin et Cole. Je ne sais pas encore qui lui prêtera sa voix. Je cherche une voix britannique puissante, quelque chose de brut, d’authentique. Car Orwell n’était pas un théoricien, c’était un homme qui est allé dans les tranchées pour comprendre ce dont il parlait. C’est ce qui rend son travail aussi urgent, plus que jamais.

Ernest Cole: Lost and Found

Documentaire de Raoul Peck. 1h46.

La cote de Focus: 3,5/5

Après s’être penché sur les destins de Patrice Lumumba et James Baldwin, Raoul Peck s’attache dans ce documentaire passionnant, Œil d’Or au Festival de Cannes, à la trajectoire mouvementée du photographe sud-africain Ernest Cole, qui après avoir témoigné de l’horreur de l’Apartheid s’est exilé aux Etats-Unis, où au lieu de trouver la liberté et l’égalité auxquelles il aspirait, il n’a rencontré que préjugés et désillusion. Cole s’y est retrouvé piégé, assigné à une œuvre forcément politique quand ne il rêvait que d’art. Si la forme du film est un peu figée, avec un recours trop systématique à une musique démonstrative et des zooms forcés pour animer les photos, Peck donne à voir avec passion le travail de Cole, mais aussi à entendre sa voix, faisant la part belle à ses écrits, aussi intenses que bouleversants.

A.E.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content