Renate Reinsve en 12 chapitres: rencontre avec l’actrice et le réalisateur du film de l’année
L’actrice norvégienne illumine Julie (en 12 chapitres), le film de Joachim Trier qu’elle retrouve dix ans après une apparition dans Oslo, 31 août. Et revient, à la faveur du festival de Gand, sur un parcours l’ayant conduite de Solbergelva à Cannes.
Renate Reinsve, on l’avait aperçue furtivement sous les traits d’une fêtarde croisant la route d’Anders, le héros d’ Oslo, 31 août, variation sur Le Feu follet, de Pierre Drieu la Rochelle, qui révélait le cinéaste norvégien Joachim Trier. Dix ans plus tard, ce dernier lui a réservé le premier rôle de Julie (en 12 chapitres) (The Worst Person in the World dans son titre international). Un film où elle brille d’un éclat irrésistible qui lui a valu le prix d’interprétation lors du dernier festival de Cannes. On la rencontre quelques mois plus tard au festival de Gand, toujours lumineuse au moment de retracer son parcours, en douze chapitres comme il se doit.
1. L’enfance et l’adolescence
« J’ai grandi au milieu de nulle part (à Solbergelva, dans le comté de Viken, NDLR), on n’avait accès à rien. J’étais perçue, pour je ne sais quelle raison, comme une enfant à problèmes. Mon grand-père a fondé une entreprise de quincaillerie où travaille toute ma famille. J’ai essayé moi aussi, mais il m’a virée après deux semaines, parce que c’était le chaos. J’ai toujours été différente: j’écoutais Pink Floyd en secret alors qu’autour de moi, on écoutait les Backstreet Boys, ce genre de choses. Je pense avoir été guidée par le désir de trouver un endroit et une communauté auxquels appartenir. »
2. Les débuts au théâtre
« J’ai toujours été animée par le désir de devenir actrice. Enfant, j’inventais des mondes et des personnages. À l’âge de neuf ans, j’ai demandé à ma maman si je pouvais commencer le théâtre. Elle m’a dit: » Si tu trouves le numéro de téléphone et que tu fais un effort, tu pourras« . Ce que j’ai fait. Ma famille ne m’a pas encouragée. Même si, désormais, ils sont très fiers, ils n’ont jamais vu à quoi tout cela pouvait rimer. Sauf ma grand-mère, qui a toujours été là, est venue me voir sur chaque projet et m’a toujours soutenue. Plus tard, j’ai étudié à la Statens teaterhøgskole. Franchir le pas et m’imposer a été difficile, j’étais assez timide. Aujourd’hui, après quelques années de thérapie, je suis plus à l’aise, je peux me relaxer et assumer qui je suis. Un peu comme Julie. »
3. Premiers frissons cinématographiques
« Quand j’ai découvert Mulholland Drive, je n’avais jamais rien vu de tel. Après, je me suis mise en quête de tout ce qu’avait pu faire David Lynch, films d’études compris, je devais savoir. Ensuite, j’ai découvert Lars von Trier, et mon horizon cinématographique n’a cessé de s’élargir. Les choses sombres et grotesques m’attirent le plus, peut-être en raison de mon enfance et du fait de ne m’être sentie connectée à personne. J’y trouve une certaine vérité. Et puis, il y a eu Tarkovski et, enfin, le cinéma français. »
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4. Oslo, 31 août
« Je n’y avais qu’un tout petit rôle, avec une phrase de dialogue. Joachim et Anders (Danielsen Lie) m’avaient dit que je devrais jouer un jour un premier rôle dans un de leurs films, mais je n’y croyais pas, c’est le genre de choses que l’on sort sur un tournage. Je ne pensais pas que Joachim écrirait un rôle pour moi. Mais il était sérieux, il n’en avait simplement pas encore eu l’opportunité. Pour moi, Julie est arrivée tout à coup. »
5. De Oslo à Julie
« En Norvège, on n’a pas les budgets pour tourner de nombreux films commerciaux, et pour en être, il faut être une « it girl », ce pour quoi je n’ai jamais poussé. Le plus important à mes yeux est de construire un personnage, d’être impliquée dans un projet, d’en discuter. Étant restée à l’écart des magazines et de la mode, je ne pense pas que l’on n’ait jamais vraiment pensé à moi pour un rôle au cinéma. Mais je me trouvais fort bien au théâtre, une discipline que j’apprécie énormément. Même si, quand Joachim m’a contactée pour Julie, j’étais sur le point de tout plaquer. »
6. If I Were a Carpenter
« Le théâtre est un travail difficile et éprouvant. J’aspirais à un changement radical, à prendre un long break ou arrêter, me sentant frustrée face au nombre de projets n’ayant pour unique objet que de rapporter de l’argent, et non une ambition artistique ou la volonté d’explorer la condition humaine. J’étais en train de rénover une maison, et je me suis sentie à ce point responsabilisée que j’ai envisagé de devenir charpentière. Peu de filles le sont, et j’avais l’intention d’apprendre le métier, puis de créer une communauté d’apprentissage féminine, comme moyen d’affirmation de soi. »
7. Julie, du masculin au féminin
« Joachim et Eskil Vogt, le scénariste, voulaient écrire un personnage complexe, qui se trouve aussi être une femme. Joachim m’a dit d’emblée vouloir que je contribue au personnage, et avoir besoin de mon point de vue et de mes réflexions. Je me reconnais en elle, et je m’en sens fort proche, mais je me suis aussi parfois sentie frustrée ou provoquée par ce qu’ils avaient écrit, et j’y ai apporté ma perspective. Nous avons eu une collaboration très étroite: je donnais mon point de vue, nous répétions, et nous ajustions. J’ai reçu le scénario un an en amont, je le lisais chaque jour, j’ai énormément travaillé, puis nous avons commencé les répétitions deux ou trois mois avant de tourner. Nous n’allions pas à fond dans les émotions, afin de les préserver pour la caméra. Une fois sur le plateau, nous étions tous tellement investis émotionnellement, du chef-opérateur au pointeur, que l’on pouvait sentir que quelque chose se passait. »
8. Un personnage générationnel
« Au départ, je pensais qu’elle l’était, mais après avoir discuté avec des personnes d’âges différents, je n’en suis plus si sûre. Même ma grand-mère, qui a 84 ans, peut se reconnaître en Julie, elle vient elle-même de changer de métier. Le film parle de tant de choses que des spectateurs d’âges variés peuvent s’y retrouver. Le côté générationnel tient peut-être à la présence des réseaux sociaux: on est sans cesse bombardés de tellement d’informations qu’il devient difficile de naviguer pour savoir qui l’on est, et comment se stabiliser. »
9. The Worst Person in the World?
« Julie n’est certainement pas la pire personne au monde, mais c’est l’image qu’elle a d’elle-même, parce qu’elle n’assume pas ce qu’elle est. Elle apprend à s’accepter telle qu’elle est à travers les épreuves parfois difficiles auxquelles elle est confrontée. En Norvège, c’est une expression que l’on utilise quand on se sent mal par rapport à quelque chose que l’on a fait, ou qu’on a fait du tort à quelqu’un. »
10. La première cannoise
« Pendant la projection, je me disais: les spectateurs regardent un super film, mais j’ai tout gâché. À la fête qui a suivi, je me cachais dans un coin, tant j’étais embarrassée. Je ressemble parfois à Julie, et je me sens comme la pire personne au monde. Cela tenait aussi à ma nervosité: ce film était très important pour moi, et je craignais de l’avoir détruit, pour Joachim comme pour le public. »
11. Lendemains de projection
« Quand les critiques sont parues, je ne pouvais pas y croire, c’était dingue. Je me suis réveillée tellement malade le lendemain de la projection que j’ai dégueulé. Je devais participer aux interviews panel, et j’étais dans un état de nervosité incroyable, à ce point malade que je pensais être incapable de sortir. Je me suis maquillée, j’ai repris une apparence humaine, et ça a été. Trois mois plus tard, je dois encore m’habituer, c’est toujours un peu fou. Tant de choses se sont produites. »
12. L’après-Julie
« Devoir laisser Julie derrière moi ne sera pas simple. Je serai certainement nerveuse au moment de me lancer dans mon prochain projet, mais j’espère que je pourrai tourner la page, et me fondre dans un personnage comme je l’ai toujours fait: j’adore créer un nouveau rôle, lui apporter des nuances, en explorer la vie intérieure et les réflexions existentielles. Mais cela va sans doute être un sacré chamboulement après tout ce qui s’est passé… »
Dix ans après Oslo, 31 août, Joachim Trier referme sa trilogie d’Oslo sur le magnifique portrait en douze chapitres d’une (anti-)héroïne d’aujourd’hui.
Quinze ans après Reprise, son premier long métrage, et dix ans après Oslo, 31 août, le film qui le révélait à Cannes, le cinéaste norvégien Joachim Trier referme aujourd’hui sa trilogie d’Oslo avec Julie (en 12 chapitres). Si l’épatant Anders Danielsen Lie fait le lien entre les trois films, ce nouvel opus est avant tout un portrait au féminin, celui d’une jeune femme se cherchant à l’abord de la trentaine; une (anti-)héroïne d’aujourd’hui à laquelle Renate Reinsve apporte fraîcheur et énergie. Et une oeuvre décryptée avec son réalisateur au lendemain d’une réception cannoise enthousiaste.
Qu’est-ce qui vous a donné envie, en tant qu’homme, de raconter l’histoire de cette jeune femme?
J’ai grandi dans un environnement scandinave moderne et, sans dire que tout est parfait dans les sociétés scandinaves, je n’ai jamais éprouvé le sentiment qu’il me serait impossible d’écrire un personnage féminin. Je trouve même libérateur, en tant qu’homme, de me servir du cadre d’un personnage -et cela vaut pour chacun d’eux- pour pouvoir parler de moi de façon indirecte, ou pour découvrir quelque chose à mon sujet. Julie est fascinante à mes yeux parce qu’elle essaie de concilier une vision romantique du monde avec la réalité. Si la notion de genre intervient bien sûr, il y a là surtout quelque chose de très humain. Je me suis senti en confiance en écrivant le scénario, et je me suis glissé sans problème dans ses souliers. Même si, dans un premier temps, j’ai eu tendance à m’identifier à Aksel, le personnage que joue Anders, parce qu’il appartient à ma génération, c’est quelqu’un de créatif qui sort avec une personne plus jeune, ce qui a également été mon cas.
Aksel raconte dans une scène du film avoir grandi parmi des objets culturels physiques: livres, disques, VHS… Quel regard portez-vous sur la façon dont le rapport à la culture a évolué?
Julie (en 12 chapitres) est un double portrait générationnel: celui d’une personne dans la trentaine et d’une autre dans la quarantaine. J’ai grandi au sein d’une génération où l’on pouvait combler le manque d’identité que connaissent la plupart d’entre nous à un certain stade de l’existence en passant d’une certaine manière par la culture, et en se définissant à travers les groupes que l’on écoutait ou que l’on n’écoutait pas, et ceux qu’écoutaient nos amis. Un modèle qui ne semble plus du tout pertinent aujourd’hui. Il m’arrive d’avoir ce genre de dialogue avec des amis plus jeunes, qui me disent: « -J’adore cette chanson, sur Spotify. -C’est quel groupe? -Je ne sais pas -D’où viennent-ils? -Je m’en fous. -C’est du punk, ou du post-punk? -Je n’en sais rien, c’est juste de la bonne musique. » C’est ce que j’ai essayé de représenter.
Comment vivez-vous ce changement?
Dans The Last Picture Show (La dernière séance) de Peter Bogdanovich, il y a une scène où le vieux cow-boy est assis avec les jeunes gens, c’est une longue prise dans une lumière changeante, et il parle de la manière dont l’Ouest qu’il a connu a disparu. J’ai vu ce film souvent, en m’identifiant aux jeunes protagonistes, mais une fois arrivé à la quarantaine, j’ai réalisé que je me retrouvais dans ce qu’il exprimait. Chaque génération connaît un moment où elle comprend que son temps est révolu. Mais cela peut aussi avoir un effet libérateur, parce qu’il s’agit de composer avec le temps qui passe et sa propre mortalité. Je trouvais intéressant d’avoir, en contrepoint de Julie, qui aspire à définir un avenir qui lui appartienne, un personnage qui se pose des questions pour savoir si cela en valait la peine, et sur le fait qu’avoir une vision claire ne lui ait pas apporté que des certitudes.
Dans la scène du débat télévisé, Aksel est accusé par son interlocutrice de sexisme et de brutalité, ce qu’il ressent comme une forme de censure. Et il évoque un malaise générationnel. Cela reflète-t-il votre sentiment?
La rhétorique des conversations peut virer rapidement au pour ou contre. J’ai voulu inscrire le film dans la situation que nous connaissons aujourd’hui, où le discours baigne souvent dans un climat fort agressif. Ce qui ne m’empêche pas d’adhérer au besoin de changement ressenti dans de nombreuses aires de la société. Si j’ai toujours sympathisé avec ces aspirations, il est nécessaire aussi de discuter en recourant au langage et à une communication dépassant ses fractures binaires. L’art représente la possibilité de disposer de cet espace pour exprimer des choses plus personnelles et vulnérables. Vous connaissez la citation de Renoir, qui disait, au sujet des individus: « Chacun a ses raisons ». Cette scène a suscité des réactions contrastées: certains journalistes ont trouvé bien que je montre l’arrogance de ma génération d’artistes, et d’autres, au contraire, se sont sentis soulagés qu’Aksel puisse exprimer cela. Il y a manifestement matière à débat. Mon rôle, c’est de créer un espace de pensée, pas de livrer les réponses.
Vous veillez en effet à laisser beaucoup de place au spectateur afin qu’il apporte ses propres réponses aux questions que soulève le film. Pour autant, vous optez pour un épilogue apaisé. Vous vouliez ainsi mettre un terme à sa quête?
En termes dramaturgiques classiques, la femme que l’on voit dans le dernier plan est très différente de celle que l’on a découverte dans le premier. Il y avait, pour moi, un degré de résolution suffisant. Le film parle de grandir, et sans dévoiler la fin, je pense qu’elle se sent mieux avec elle-même, elle a gagné en estime de soi. Mais j’aimerais bien sûr que les spectateurs puissent voir leur propre existence se refléter à l’écran, comme j’ai pu le faire moi-même avec de nombreux films. J’aime qu’il y ait suffisamment d’espace pour que les spectateurs, s’ils sont curieux, puissent ressentir des choses touchant à leur propre vécu. Ce sont de vastes questions, mais envisagées dans de petites histoires, avec des gens réels.
Il y a, dans le film, une scène magique dont tout le monde ne cesse de parler. Comment en avez-vous eu l’inspiration?
Je suis parti de cette notion enfantine, voulant que quand on est avec quelqu’un que l’on aime, et que l’on rencontre quelqu’un que l’on pourrait aimer également, on voudrait pouvoir arrêter le temps. Et je me suis demandé comment la traduire cinématographiquement, avec un côté musical. Vous vous souvenez de Ferris Bueller’s Day Off, le film de John Hughes, dans les années 80, et de la scène où ils dansent tous à Chicago? On a tourné sans effets numériques, à Oslo. C’est un moment romantique à deux niveaux: cinématographique, et pour les personnages.
En quoi Oslo constitue-t-elle une source d’inspiration privilégiée pour vous?
Elle l’est, mais de manière intuitive. J’y ai grandi, et je connais bien la ville. Si je veux tourner une scène romantique, je sais que dans tel parc, la lumière au petit matin est magnifique. C’est en moi, et cela nourrit mon imagination. Écrire une histoire située dans sa ville est exaltant. Oslo change énormément, elle ne cesse de s’étendre. À travers mes films, j’ai pu observer son évolution tant au niveau de l’architecture que de l’espace. L’un des effets secondaires du cinéma, c’est de documenter les changements que connaît un environnement.
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