Quand l’homme crée des robots intelligents à son image: “On ne peut absolument pas dire de quoi ils seront capables”
Où en sommes-nous dans nos relations, imaginaires ou non, avec les robots humanoïdes et les intelligences artificielles? Entre crainte et affection, déceptions et éblouissements, le point avec l’anthropologue Denis Vidal, qui a lui-même participé à la création d’un robot androïde « esthète ».
Les robots intelligents sont-ils de nouveaux dieux? Dieux créateurs, dieux effrayants, dieux généreux. C’est en échangeant avec des roboticiens que l’anthropologue Denis Vidal, auteur notamment d’une thèse sur « le culte des divinités locales en Himachal Pradesh« , s’est rendu compte que « l’interaction entre hommes et machines et l’interaction entre hommes et dieux par le biais d’artefacts mettent fondamentalement en jeu des propensions et des dispositifs qui ne sont pas si différents« . Curateur de l’exposition permanente sur la robotique à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris (La Villette), il a par ailleurs mis au point avec le roboticien Philippe Gaussier l’androïde Berenson -notamment présenté au Musée du Quai Branly-, capable de se forger un goût esthétique personnel et de manifester ce qui lui plaît ou pas. Un interlocuteur idéal pour prendre un peu de hauteur sur les débats actuels autour de l’IA et des fantasmes qu’elle suscite.
Dans les représentations des robots androïdes et de l’intelligence artificielle dans les fictions, on peut distinguer deux grandes catégories: les menaçants, comme dans Terminator ou Alien, et les gentils, souvent mignons, comme R2D2 dans Star Wars ou Astro le petit robot. Comment expliquer que ces deux “camps” coexistent?
Dans le cas de la fiction, quand on s’imagine interagir avec des robots, on retrouve des schémas d’interaction avec des non-humains -qui peuvent être aussi des artefacts. Et dans ces cas-là, il y a un rapport qui est presque spontanément de domestication -je ne parle pas du tout ici de la réalité du fonctionnement des robots, je parle de l’imaginaire. On retrouve le même imaginaire avec le monde animal où l’on distingue la version domestique et la version sauvage.
Comme le chien par rapport au loup?
Non, parce que là ce sont deux animaux différents, alors que je parle de deux versions du même animal. En Inde, par exemple, il y a à la fois des chiens domestiques et des chiens errants comme on en trouvait en Europe autrefois. Et d’ailleurs ce même animal peut passer de l’un à l’autre. Souvent dans les dans les films sur les robots, il y a l’idée au départ qu’ils vont tout faire bien, et puis ça ne marche pas du tout comme on le veut. Le plus bel exemple, c’est 2001, l’odyssée de l’espace (dans le film de Kubrick, HAL 9000, l’ordinateur de bord doté d’IA du vaisseau spatial, veut se débarrasser de l’équipage humain, NDLR). C’est d’ailleurs un point qui a beaucoup intéressé le roboticien Frédéric Kaplan quand il cherchait à faire fonctionner des AIBO, des robots chiens, avec le laboratoire Sony. Il avait même pris conseil auprès de dresseurs de chiens.
Ces robots menaçants ne sont-ils pas un écho, historiquement, à la peur des dominants par rapport à une révolte des esclaves dans les colonies, ou plus généralement des classes inférieures soumises?
Généalogiquement, c’est tout à fait le cas puisque l’origine de l’imaginaire des robots, c’est une pièce de théâtre où des androïdes se révoltent et détruisent l’humanité (R.U.R., écrite en 1920 par l’auteur tchécoslovaque Karel Capek, NDLR). Cet imaginaire-là est aussi présent chez Fritz Lang (Metropolis, 1927). Ceci dit, il ne faut peut-être pas trop s’emprisonner là-dedans parce que c’est un rapport qu’on a d’une manière plus générale avec presque toutes les machines nouvelles. On retrouve cette inquiétude pratiquement chaque fois, avec des machines qui asservissent, sur des modes qui leur sont propres. Ca peut être sur le mode catastrophique dans le cas du nucléaire, mais ça peut être aussi celui de l’asservissement quand qu’on voit par exemple tous les articles actuels sur le téléphone portable. On a connu ça autrefois avec la télévision, l’arrivée de l’électricité, le chemin de fer… Chaque fois c’est le même schéma qui se reproduit. Et puis je crois qu’il faut faire attention à ne pas voir ça uniquement seulement comme un imaginaire, parce qu’il y a aussi une part de réalité dans cette affaire. Ce n’est pas seulement de la naïveté.
Comment expliquer notre tendance à prêter très vite aux robots et à l’IA des comportements typiquement humains et à les traiter comme tels?
De nombreuses recherches en anthropologie cognitive montrent que notre psychologie est telle que face à quelque chose qui nous rappelle un humain sous une forme ou une autre, on aura tendance à l’anthropomorphiser. Ca se rapproches des fameuses expériences de Konrad Lorenz en éthologie (démontrant que les bébés oies s’attachent au premier objet mobile qu’ils voient à la naissance, que ce soit Lorenz lui-même ou un ballon coloré. Coïncidence ou pas: dans le récent film d’animation Le Robot sauvage, l’androïde Roz est amenée à élever un oison, NDLR). L’idée est qu’il suffit de peu de choses pour anthropomorphiser une machine. Ce sont des dispositifs plus ou moins innés, même si les anthropologues se disputent toujours pour savoir à quel point ça l’est. Mais l’aspect le plus intéressant pour moi, c’est qu’il existe dans toutes les cultures des objets qui utilisent ces dispositifs et qui en jouent.
C’est ce que vous avez étudié en Inde?
Oui. Dans l’Himalaya, je me suis intéressé à des cultes de divinités qui se mêlent de la vie quotidienne des gens, avec qui on peut communiquer de façon constante, auxquelles on peut poser des questions. Elles s’expriment à travers des sortes de formes mobiles, des objets qui ne ressemblent pas du tout à des humains -ce sont comme des petits palanquins sur lesquels on installe un tissu et sept ou huit masques. Mais il suffit qu’ils bougent d’une certaine manière, et qu’on ne soit pas tenté d’attribuer ces mouvements à quelque chose de téléguidé, de mécanique, pour qu’immédiatement les gens aient avec ces objets des dialogues extrêmement raffinés. Il en faut extrêmement peu, des traits très minimaux, pour que l’anthropomorphisme fonctionne. La chose amusante, c’est que notre robot Berenson fonctionnait de la même manière, en mobilisant des ressorts psychologiques assez profonds chez nous. En l’occurrence le fait qu’on préfère que quelqu’un s’approche de nous en souriant plutôt que de s’éloigner en faisant la gueule. Et du coup, on voyait que ça marchait trop bien. On avait beau dire aux gens que c’était une machine, montrer comment elle fonctionnait, ça ne les empêchait pas d’être authentiquement vexés des réactions de Berenson. Et à part de rares exceptions -peut-être 2 % du public-, quels que soient l’âge et le niveau d’études, si les gens avaient une interaction un peu longue avec notre robot, ils lui disaient au revoir.
Dans le même registre, comment expliquer que beaucoup de gens disent spontanément “bonjour”, “merci” et “au revoir” à un interface comme ChatGPT, qui visuellement n’a pourtant aucun trait humain?
J’imagine qu’on réagit à l’attention qu’on vous porte. Vous entrez en dialogue et il écoute, il s’intéresse à vos questions et il essaie d’y répondre, donc vous le remerciez. Les gens le font bien avec Dieu…
Blade Runner, Her, Ex Machina, Air Doll, Big Hero Five, Le Géant de fer… Autant dans les fictions pour enfants que pour adultes, il est régulièrement question d’une relation d’affection voire d’amour entre un humain et une IA ou un robot intelligent. Qu’en pensez-vous?
Réfléchissez: combien d’objets y a-t-il chez vous vous aimez? Il me semble qu’il ne faut pas se focaliser sur l’objet robot en tant que tel. C’est-à-dire qu’il faut élargir la réflexion aux comportements que vous avez dans d’autres circonstances. Pour dire des banalités terribles, les gens adorent leur iPhone, ou leur voiture. Un des plus grands anthropologues de notre génération, Alfred Gell (auteur notamment de l’essai Art and Agency, publié en 1998, NDLR), qui a travaillé sur l’anthropologie de l’art, a écrit tout un passage sur les voitures. Il expliquait justement comment lui-même était littéralement reconnaissant à sa vieille voiture d’occasion de fonctionner. Donc il y a un rapport qui est plus réciproque qu’on ne le croit, même s’il ne faut pas exagérer.
En quoi la créativité “nourrie” des intelligences artificielles est-elle différente de la créativité humaine si l’on considère qu’on ne crée jamais en partant de rien?
Si vous êtes un pur matérialiste, il n’y a pas de raison de postuler une différence fondamentale essentielle entre les deux. Par contre, il y a mille raisons de postuler des différences effectives sur le plan technique, technologique, etc. Les robots actuels ne sont pas du tout prêts encore, malgré leurs très grands progrès, de faire d’innombrables choses qui nous caractérisent. C’est un premier élément de réponse. Mais je pense qu’il y a un deuxième élément qu’il ne faut pas oublier, et qui est presque plus important, c’est qu’on n’a pas forcément envie que les robots fassent tout ce que nous savons faire. Par exemple, une IA qui peut composer de la musique comme Bach, personnellement, ça ne m’intéresse pas du tout. Je ne peux parler que pour moi, bien sûr. Mais même si je ne suis pas mélomane et que je confondrais probablement la production de l’un et de l’autre, ce n’est pas ça qui m’intéresse dans la musique. Ce qui m’intéresse, c’est l’arrière-fond d’un semblable, d’une émotion, d’un corps humain, de quelqu’un, une expérience commune.
Mais ce qui intéresse les gens qui produisent de la musique “à la Bach”, c’est surtout un aspect économique, non? Le fait qu’ils peuvent ainsi générer de la musique sans devoir payer les gens qui autrement seraient nécessaires…
Vous avez complètement raison. D’ailleurs les robots humanoïdes n’existent pas à l’heure actuelle: ils n’existent que sous forme de prototypes parce qu’ils ne sont pas économiquement intéressants. Ca n’existera que s’il y a des ressorts économiques, financiers, etc., pour les développer. Il y a là des choix sociaux, économiques, politiques sérieux, avec lesquels on peut ne pas être d’accord, même si on s’intéresse à la technologie. Bruno Latour a très bien montré ça pour la technologie: les choses n’existent que si on mobilise énormément d’éléments pour les faire exister.
Peut-on dire aujourd’hui que les robots intelligents et l’IA ont des limites?
Je crois sérieusement qu’on vit une révolution incroyable en ce moment. Honnêtement, on peut poser des limites réalistes à ce que peuvent faire les robots aujourd’hui ou dans les cinq ans, les dix ans à venir, par rapport à ce qui est déjà fonctionnant ou ce qu’on sait faire fonctionner actuellement. Mais si on continue d’investir économiquement et intellectuellement autant qu’on le fait aujourd’hui dans les robots ou dans l’intelligence artificielle, je crois que personne d’honnête ne peut dire, sinon de façon idiote, que « les robots ne feront jamais ça ». On ne peut absolument pas dire de quoi ils seront capables.
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