Titre - Perfect Days
Genre - Comédie dramatique
Réalisateur-trice - Wim Wenders
Casting - Koji Yakusho, Tokio Emoto, Arisa Nakano
Sortie - En salles
Durée - 2h03
Critique - Jean-François Pluijgers
Avec Perfect Days, Wim Wenders signe une merveille d’épure poétique, s’engageant sur les traces d’Ozu pour filmer le quotidien zen d’un préposé à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo.
En quelque 50 ans de carrière, Wim Wenders a tout connu, ou peu s’en faut: les sommets, au premier rang desquels la Palme d’or pour Paris, Texas, en 1984, comme les dépressions, à l’instar des lazzis accueillant Palermo Shooting à ce même festival. Prolifique, le cinéaste allemand est aussi inégal il est vrai. Et si sa filmographie n’est pas avare en grands films et même en chefs-d’œuvre –Pina, côté documentaire, ou Alice dans les villes, côté fictions, pour n’en citer que deux-, il lui est également arrivé de se planter dans les grandes largeurs. Quand il commettait un Million Dollar Hotel poussif sur un scénario de Bono par exemple, ou quand il retrouvait son vieux complice Peter Handke pour des Beaux jours d’Aranjuez s’abîmant dans l’ennui. À l’instar du phénix, le réalisateur des Ailes du désir semble toutefois avoir la faculté de toujours renaître de ses cendres. Ainsi à la faveur d’un millésime 2023 d’exception qui l’aura vu signer coup sur coup deux films remarquables: le documentaire Anselm, sur le plasticien Anselm Kiefer, et Perfect Days, présenté en compétition à Cannes, une perle zen où il s’aventure dans les rues de Tokyo pour tirer le portrait d’un préposé à l’entretien des toilettes publiques. L’objet d’un entretien serein, comme il se doit…
Dans une société où nous avons tous trop de tout, au point de ne même plus savoir ce dont nous avons besoin, un homme se contentant de peu est un personnage utopiste.
Dans quelle mesure le Japon vous était-il familier?
J’y suis allé si souvent que j’ai cessé de les compter, et j’y avais déjà tourné à trois reprises. J’éprouvais une sorte de mal du pays du fait de ne plus m’y être rendu depuis presque dix ans. C’est alors que j’ai reçu une lettre disant: “Nous voudrions vous inviter à Tokyo à venir voir quelque chose. Ce que vous en ferez ensuite vous appartient: si cela ne vous intéresse pas, aucun souci. Mais si cela vous inspire, peut-être pourriez-vous en tirer des photographies, ou un documentaire. Quel que soit votre choix, nous nous y conformerons, mais nous aimerions que vous veniez voir.” Il s’agissait de quinze petits chefs-d’œuvre comme je n’en avais jamais vus nulle part, conçus par de grands architectes qui s’étaient engagés à construire des sanitaires publics correspondant à leur idée de la toilette idéale. C’était une invitation ouverte, sans obligation, j’ai beaucoup apprécié Tokyo. C’était juste après la pandémie, et j’avais pu observer comment ma ville, Berlin, mais aussi Rome ou Paris en étaient sorties douloureusement, avec un sens atténué de la responsabilité sociale, un sentiment de perte du bien commun et de morosité. Et à Tokyo, c’était l’inverse, comme si les gens y étaient revenus les uns pour les autres et les uns avec les autres, dans une perspective sociale totalement différente. Le moment m’a semblé propice pour y faire un film, autour de ces toilettes.
D’où vient la poésie qui en émane? On imagine guère, a priori, associer poésie et toilettes publiques dans une même phrase…
Le film ne parle pas tant des toilettes que d’un tout, et de l’importance du bien commun au Japon, ainsi que de la façon dont la société embrasse cette notion. Les utilisateurs sont en quelque sorte des agents d’entretien supplémentaires tant ils veillent à les laisser propres. Je n’y croyais pas, puis je l’ai constaté: il y a un sens du collectif, les gens en ont la jouissance et le protègent ensemble. À cela est ensuite venue se greffer l’histoire d’un homme qui est préposé à leur entretien, et qui incarne un peu la conception japonaise du bien commun et d’être au service des autres, un personnage inhabituel, utopique et poétique, c’est vrai.
Ce personnage partage son patronyme, Hirayama, avec Chishû Ryû dans Le Goût du saké, de Yasujiro Ozu. Avez-vous conçu Perfect Days comme un hommage conscient à son cinéma?
Oui, c’en est un et ça devait en être un. Nous avons tourné ce film 60 ans après qu’il a fait son dernier film à Tokyo. Pendant 50 ans, ses films ont été les témoins permanents des changements que connaissait la ville. Chaque année, il y faisait un film, il en avait tourné avant la guerre et à nouveau juste après, des chefs-d’œuvre montrant ce qui s’est produit dans la société japonaise avec l’arrivée des “colonisateurs” américains. J’ai eu le sentiment de devoir faire un film qui serait une sorte de continuation de cette enquête sur la façon dont Tokyo évoluait. J’avais l’impression d’avoir une petite obligation vis-à-vis d’Ozu. Mais après, je ne suis pas capable de faire un film d’Ozu, et je n’en avais d’ailleurs pas l’envie. Je voulais tourner un film qui m’appartienne tout en témoignant d’un certain respect. J’ai été enchanté le jour où nous avons trouvé le nom de Hirayama pour le personnage central, c’est un nom qui colle parfaitement avec lui. Il n’y a pas tellement de gens qui savent que ça fait référence au Goût du saké…
Comment avez-vous choisi Koji Yakusho, l’acteur qui interprète le rôle principal?
Il a été associé au projet dès le départ. J’ai eu carte blanche pour écrire une histoire avec qui bon me semblait. J’ai donc cité Takuma Takasaki, dont j’aimais les romans et la poésie, et en qui j’avais pleine confiance pour écrire le film avec moi, il est devenu comme mon frère jumeau japonais. Il m’a accompagné trois semaines à Berlin pendant le montage d’Anselm et nous avons écrit le scénario, il n’a pas fallu plus de temps, c’est venu spontanément, en un seul jet. Et dès que nous avons parlé d’un acteur, il a évoqué Koji Yakusho, qu’il connaissait personnellement, et dont il était certain que je l’apprécierais. J’ai dû me pincer: j’avais regardé Shall We Dance? trois fois pour pouvoir étudier ses mouvements, j’avais vu Babel à plusieurs reprises, et je l’appréciais aussi bien dans ses rôles de samouraï que dans ceux de policier. C’est un de mes acteurs vivants favoris: avoir la chance d’écrire ce film pour lui et de travailler ensemble, c’était trop beau pour être vrai.
La chanson de Lou Reed dont est inspiré le titre du film et la vie de Hirayama recèlent une part de tristesse. Pourriez-vous en parler?
Il y a en effet une part de tristesse en Hirayama, mais aussi une forme d’accomplissement. La solitude a toujours des aspects aussi bien positifs que négatifs, une facette désespérée et une autre épanouie. Celle d’Hirayama est accomplie parce qu’il n’est pas seul, il est en contact avec beaucoup de choses, et il y trouve son plaisir. Il n’a pas besoin d’une installation de premier choix pour apprécier sa musique, ni de premières éditions, ses livres de poche lui suffisent amplement pour être heureux. Et il s’en tient simplement à son vieil appareil photo Olympus de la fin des années 90. Il n’a besoin que de choses simples pour être heureux. Dans une société où nous avons tous trop de tout, au point de ne même plus savoir ce dont nous avons besoin, un homme se contentant de peu est un personnage utopiste. Quelque part, nous avons tous en nous ce désir d’avoir assez sans aspirer à plus.
Dans quelle mesure vous retrouvez-vous dans ce personnage utopiste et ses routines?
Je tiens de ma propre expérience qu’avoir des routines est quelque chose de formidable. Mais dans ma vie, je n’en ai que quand je tourne des films et que je dois me lever à 5 heures. J’aime avoir une structure, mais le reste du temps, je n’en ai pas, et je n’ai pas de discipline. J’adore le fait que, quand on adopte une routine, de petites choses peuvent venir s’y immiscer, et la mettre à mal ou y apporter quelque chose. Une routine vous rend plus conscient, parce que vous avez une structure, et en son sein, vous trouvez une liberté. Quand nous avons décidé de faire de la routine la colonne vertébrale de son existence, nous avons aussi pris conscience du nombre de variations que ça offrait. Ce qui guide Hirayama, c’est qu’il suit cette routine sans jamais s’en lasser, parce qu’il réussit à le faire chaque fois comme si c’était la première. Et c’est aussi ce que font les grands acteurs, qui font chaque chose, dans chaque film, comme si c’était la première fois. Hirayama vit suivant ce principe. Il a cette faculté de vivre complètement dans le moment.
Comment s’est déroulé le tournage?
Je n’avais jamais tourné un film en seize jours, mais c’était la condition pour pouvoir le faire, parce que je devais retourner au montage d’Anselm et Koji allait s’embarquer pour cinq ou six mois dans un grand film de samouraïs. Les circonstances étaient délicates, mais l’invitation et la carte blanche dont j’ai bénéficié m’ont enthousiasmé, parce que j’ai fait mes meilleurs films en étant projeté dans un environnement et en laissant la spontanéité parler. Quand je suis allé à Cuba, je n’y avais jamais mis les pieds, on a tourné le jour de mon arrivée, et c’est devenu Buena Vista Social Club. J’aime travailler sans trop de contraintes, et les restrictions ne me préoccupent pas. Nous n’avions pas beaucoup d’argent, ni beaucoup de temps, mais ça me va: si vous me donnez tout l’argent du monde, je ne saurai pas comment faire un film, et je vous demanderai d’en reprendre 90%… (rires)
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