Pawel Pawlikowski: « Pour un gamin, grandir dans un État policier était OK »
Après Ida, Pawel Pawlikowski retrouve la Pologne au XXe siècle et le noir et blanc pour Cold War, où il suit un couple d’artistes dont l’histoire d’amour impossible va tenter de se déployer dans les replis de la guerre froide. Entretien.
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Ayant fait l’essentiel de sa carrière en Grande-Bretagne, avec notamment les fort estimables Last Resort (2000) et My Summer of Love (2004), qu’allait suivre La Femme du Vème (2011), adaptation modérément convaincante de Douglas Kennedy, Pawel Pawlikowski a dû attendre de regagner sa Pologne natale pour définitivement trouver sa voix. C’était en 2013, et Ida, avec son regard critique sur l’histoire polonaise contemporaine, imposait une sensibilité toute personnelle et un style dont le noir et blanc décliné dans un format carré serait l’expression la plus manifeste, le succès, public et critique, et les distinctions -un Oscar notamment- venant dans la foulée.
Cinq ans plus tard, Cold War reprend, en apparence, les mêmes ingrédients, investissant la Pologne du XXe siècle dans la pâleur granuleuse d’un somptueux noir et blanc cintré dans un cadre 1:33. Pour autant, il s’en écarte par sa vibration intime, emboîtant le pas à un couple d’artistes -elle est chanteuse, il est pianiste- dont l’amour impossible va tenter de se déployer de Varsovie à Paris en passant par Berlin et Split dans les replis de la guerre froide; une histoire librement inspirée de celle des parents du réalisateur. Lequel, affichant désormais la petite soixantaine, est à l’évidence un artiste arrivé à pleine maturité, signant une oeuvre dont la retenue n’entame en rien l’exceptionnelle intensité, au contraire même -« Je ne voulais pas conférer un surcroît d’intensité à cette histoire d’amour à l’aide de mouvements de caméra, de close-up, ou d’une musique venue la surligner comme l’on voit dans de nombreux films, déclare-t-il. On obtient à mes yeux une intensité plus grande encore quand on n’essaie pas de la forcer… » Un constat tenant lieu de vertu cardinale.
Plus coloré que la couleur
Si le film rappelle forcément Ida par ses principes formels, Pawlikowski se refuse pourtant à parler de signature, et encore moins de formule. « Quand je me lance dans un projet, je me demande quel serait le traitement approprié en fonction de la situation ou de l’histoire. Pour Ida, diverses raisons m’ont incité à opter pour le noir et blanc et le format carré: je voulais que le film soit légèrement abstrait, dans le sens éloigné de la vie, qui est en couleurs, et contemplatif, mais aussi qu’il ressemble aux photographies des albums de ma famille. Alors que pour Cold War, je pensais recourir à des couleurs tout en ignorant lesquelles. Nous avons un peu joué avec diverses idées, comme une version russe du Technicolor qui existait dans les années 50, ou encore l’Orwocolor est-allemand avec ses verts et rouges délavés. Mais ça aurait eu l’air fort arbitraire et maniéré, parce que la Pologne, à l’époque, n’était guère colorée, il n’y avait pas de couleurs saturées, tout y était pour l’essentiel gris ou vert. Quelle que soit la couleur choisie, ça aurait semblé plus faux que le noir et blanc, qui constituait une traduction honnête de cette époque, dans un langage lui étant de toute façon associé. Il s’agit donc d’une décision ayant à voir avec le matériel et non avec le fait que j’aurais trouvé ça plus cool. » Et d’encore rappeler, histoire d’écarter toute notion de marque de fabrique: « Le noir et blanc dans Cold War se veut dynamique et coloré, presque plus coloré que la couleur. Il l’était beaucoup moins dans Ida, où il ne se passait par ailleurs pas grand-chose à l’arrière-plan, à l’inverse de ce film où les compositions présentent des niveaux multiples. » La mise en scène épousant, pour sa part, le mouvement des protagonistes, lancés dans leur quête d’absolu -ces amants-là sont éternels et universels, au-delà des soubresauts de l’Histoire.
L’action de Cold War s’étire sur quinze ans, de 1949 à 1964, et débute dans une Pologne encore engourdie dans les frimas de l’après-guerre. Moment de la création de la troupe folklorique Mazurek, ensemble de chant et de danse que vont bien vite récupérer les autorités à des fins de propagande, la pression du régime communiste étant de celles à laquelle on ne saurait, a priori, se soustraire. Un contexte que le réalisateur a bien connu, étant né à Varsovie une dizaine d’années plus tard, en 1957. « Ce fut paradoxalement une période très colorée pour moi, parce que j’ai quitté le pays à quatorze ans, un âge où on n’a pas encore trop de problèmes. C’était une autre histoire pour mes parents, mais pour un gamin, grandir dans un État policier était OK. J’allais à l’école, et je séchais les cours pour me rendre au cinéma, où l’on montrait des films dès 10 heures du matin. Avec ma bande de copains, on écoutait des groupes de l’Ouest, des disques pirates, et ce fut, en un sens, la période la plus riche de mon existence. Et puis, même si elles ne l’étaient guère, les sixties ont été plus colorées que les fifties, et Varsovie plus que les villes ou les villages de province qui, en 1949, n’avaient pas encore l’électricité. En termes de sons, d’odeurs, de musique, de visages, ça reste le filon le plus fécond pour mon imagination. Je me souviens mieux de choses qui se sont produites à l’époque que d’autres survenues il y a quinze ans d’ici… Remonter dans le temps, à une période ayant précédé ma naissance, mais qui est celle de mes parents, dont j’ai des albums remplis de photos, me ramène à un monde très riche. »
Retour aux sources
Nul hasard, dès lors, si Pawel Pawlikowski a choisi, à l’époque de Ida, de regagner sa Pologne natale. « J’avais atteint un stade de l’existence où j’avais besoin de rentrer chez moi. Ma femme est morte il y a un certain temps déjà, mes garçons sont grands, ils vivent à Londres où ils sont nés, j’avais accompli mon devoir. Et puis, l’Angleterre, avec son obsession de la sociologie et son manque de sens de l’Histoire, n’est pas le pays le plus propice pour le type de cinéma que j’ai envie de réaliser. Je ne veux pas faire de films sur l’Histoire, mais j’aime que les protagonistes soient non pas entièrement mais également définis par l’Histoire, ce qui est le cas en Pologne. J’aimais Londres dans les années 70 et 80, avec l’effervescence rock’n’roll, mais aujourd’hui, le boom bancaire et la globalisation n’offrent pas un contexte incitant à inventer des choses, ni même à en montrer, parce qu’on ignore à qui l’on s’adresse. Dans le monde anglo-saxon, soit on fait des films sociologiques comme Ken Loach, sur la classe ouvrière mais pour la classe moyenne, parce que les classes ouvrières n’iraient jamais les voir, soit on tourne des films qui rapportent beaucoup d’argent. Et en France, on fait des films pour les salons, des gens très bien éduqués, des intellectuels raffinés et brillants. En Pologne, même si Ida a été instrumentalisé à mauvais escient par le gouvernement, le film a signifié quelque chose et a été vu. J’ai l’impression de faire quelque chose qui a du sens, en dépit de ce champ de bataille idéologique désagréable. Je connais le contexte, et j’y suis retourné parce que je voulais raconter des histoires sur la Pologne de mon enfance et de mes parents, et des choses qui m’ont accompagné depuis toujours: la question de l’identité et de la religion dans Ida; celle de l’amour, de l’Histoire et de la trahison dans Cold War. »
Ancrage personnel qui n’est sans doute pas étranger au sentiment de vie et de vérité transcendant le dispositif formel de ses films. Le fruit, encore, explique-t-il, de son expérience de documentariste, qui n’a cessé d’imprégner sa démarche: « Dans un documentaire, on n’a pas de scénario, et on traite chaque scène comme une entité existant en propre, sans rien de préécrit. Sur mes fictions, j’essaie également d’oublier le scénario, et de créer une certaine réalité que je vais m’employer à sculpter. La tendance voulant, idéalement, que chaque scène soit tournée en une seule prise, où le langage du corps, la performance, le dialogue, le cadre, la lumière, l’action à l’arrière-plan, le choix des figurants, leurs visages, leurs habits, l’image forment un tout. Que tout ait l’air nécessaire et légèrement accidentel, un cadeau de Dieu pour ainsi dire, plutôt qu’un simple drame filmé avec des coupes. Même si pour obtenir ce sentiment de spontanéité, il faut parfois être fort peu spontané et faire jusqu’à 30 prises. Une autre chose que m’a apportée le documentaire, c’est la liberté de mettre le film en forme à mesure que l’on avance. J’essaie toujours de me ménager au moins un break pendant le tournage, pour monter, réécrire… J’aspire à arriver à ce moment où l’on fait un film qui semble avoir une existence propre, en dehors du scénario. » Histoire, sans doute, de capter cet élément immatériel qui fait aussi le prix de son cinéma, et que l’on appelle la grâce.
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Apparu au début des années 2000 dans un paysage festivalier ultraconcurrentiel sinon saturé, le Zurich Film Festival n’a pas tardé à s’y faire une place en vue. Avec ses 104.000 spectateurs, la 14e édition, bouclée le 7 octobre dernier, peut ainsi être qualifiée de franche réussite, à la fréquentation en hausse constante s’ajoutant la qualité de la sélection réunie pour l’occasion. Une sélection dont l’on retiendra, au chapitre des distinctions, que Girl, du cinéaste belge Lukas Dhont, a remporté l’Oeil d’or du meilleur film, trophée venu s’ajouter à ceux, nombreux, glanés depuis la Caméra d’or du dernier Festival de Cannes.
À l’instar de Gand sous nos latitudes, Zurich tient, pour partie, du best of de la production des derniers mois et l’on a pu y (re)voir, parmi d’autres, Shoplifters d’Hirokazu Kore-eda, Roma d’Alfonso Cuarón, Cold War de Pawel Pawlikowski et The Favourite de Yorgos Lanthimos, tous déjà salués par ailleurs. Le ZFF peut également se targuer d’aligner son lot de premières de prestige, de quoi séduire le grand public tout en déflorant la saison cinématographique à suivre. La tendance 2018 va, sans grande surprise, aux histoires vraies et autres biopics, avec notamment Green Book, présenté en ouverture, road movie où Peter Farrelly (coréalisateur, avec son frère Bobby, de Dumb and Dumber et There’s Something About Mary, maillons essentiels de la comédie américaine contemporaine) s’aventure du côté du drame en compagnie de Viggo Mortensen (invité prestigieux de la manifestation, au même titre que Donald Sutherland, Judi Dench ou Johnny Depp) et Mahershala Ali, partis, au coeur des années 60, sur les routes d’un Sud étatsunien en proie aux préjugés raciaux. Avec Colette aussi, impeccable biopic de Wash Westmoreland (Still Alice) doublé d’un manifeste féministe incarné avec fougue par Keira Knightley. Ou avec Kursk encore, où Thomas Vinterberg reconstitue, en compagnie de Matthias Schoenaerts et Léa Seydoux notamment, l’épopée tragique du sous-marin nucléaire russe échoué au fond des mers en l’an 2000. Et l’on en passe, comme Beautiful Boy, du cinéaste gantois Felix Van Groeningen, dont le premier film américain, inspiré de la réalité toujours, arpente la relation sinueuse entre un père (Steve Carell) et son fils (Timothée Chalamet), accro aux drogues dures ou, dans un autre registre, Loro 1, portrait de Silvio Berlusconi à la mode de Paolo Sorrentino, l’étalage de vulgarité s’y parant de fulgurante beauté… On y ajoutera, pour faire bonne mesure, un panorama de la production suisse du moment, témoignant d’une belle vigueur documentaire. Ainsi de Walden, de Daniel Zimmermann, reconstituant en plans-séquences méditatifs dénués de paroles, une filière du bois conduisant de l’Autriche au Brésil, manière de questionner les logiques (?) économiques à l’oeuvre dans le monde globalisé, mais aussi de Subito – Das Sofortbild, de Peter Volkart, reconstituant de stimulante façon l’histoire du Polaroid…
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