Past Lives: le lumineux premier film de la cinéaste canado-coréenne Celine Song
Premier long métrage de la cinéaste canado-coréenne Celine Song, Past Lives rejoue, sur une vingtaine d’années et deux continents, la partition des occasions manquées, tissant le fil de connexions invisibles avec une lumineuse mélancolie.
Présenté en février dernier à la Berlinale, Past Lives, le premier long métrage de Celine Song, devait en illuminer la compétition. La cinéaste canadienne-coréenne y retrace, sur une vingtaine d’années et entre Séoul et New York, une relation en suspens, celle liant Nora et Hae Sung, amoureux platoniques à l’enfance que les aléas de l’existence se chargeront de rapprocher puis d’éloigner. Mais s’il y est question des occasions manquées avec la mélancolie qu’elles charrient; des choix que l’on pose avec les renoncements qu’ils supposent, le film est autre chose également, s’attachant à la connexion invisible unissant les êtres pour, l’air de rien, redessiner la géographie des sentiments.
Je veux continuer à faire des films jusqu’à ma mort, tant j’adore ça.” Celine Song
Cette histoire d’amour insolite a été inspirée à la réalisatrice par son expérience personnelle, la scène d’ouverture, dans un bar new-yorkais, étant même la copie calque du moment qui l’a vue se détourner de sa carrière de dramaturge pour embrasser celle de cinéaste. “Le film découle de ce jour où je me suis retrouvée installée dans un bar de l’East Village entre mon ami d’enfance débarqué par avion de Corée et ne parlant que coréen, et mon mari américain avec qui je vis à New York, explique-t-elle à la faveur d’une conversation par Zoom. Je devais servir d’interprète à ces deux personnes qui tentaient de communiquer, et j’ai eu le sentiment qu’il se passait quelque chose de spécial entre nous trois, un peu comme si j’étais un portail ou un pont entre les deux mondes dans lesquels j’avais vécu tout au long de mon existence. C’est alors que mon regard s’est porté sur le bar autour de nous et ces gens qui nous dévisageaient. Il était manifeste que nous devions leur paraître très étranges, et qu’ils essayaient d’imaginer quelle était la relation qui pouvait bien nous lier, et comment nous avions atterri dans cet endroit. Mon premier réflexe a été de me dire qu’ils ne pourraient jamais deviner de quoi il retournait. Qui irait imaginer une situation aussi compliquée? Et puis, une autre pensée m’est venue à l’esprit, qui était de leur dire de quoi il retourne, et de raconter, depuis le début, comment nous nous étions retrouvés là tous les trois. ça a constitué le point de départ du film.”
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Un acte de foi
Non contente d’éviter les écueils de la comédie romantique pour redessiner les contours du triangle amoureux dans une déclinaison adulte, Celine Song a su donner à ce récit d’essence autobiographique et, partant, intimement personnel, un tour universel, Past Lives semblant parler à chacun, de Sundance à Berlin, de Deauville à Gand. “C’est mon premier film, mais j’ai une expérience de dix ans au théâtre, où j’ai travaillé sur la narration et l’écriture. Une chose que j’ai toujours sue, c’est que si l’on traite de quelque chose qui nous parle intimement ou qui nous tient à cœur, il y a de fortes chances que cela touche d’autres gens également parce que, étant une personne et non une extraterrestre, nous avons vraisemblablement vécu des expériences similaires, ou connu le même genre de relations dans notre vie. Cette conviction me guide: je ne me demande pas si un sujet sera suffisamment universel, parce que je pense que si je suis honnête par rapport à mes sentiments, d’autres seront susceptibles de s’y projeter. Bien sûr, il y a une part d’inconnu, et la démarche tient aussi de l’acte de foi, où l’on espère avoir bien fait son travail, afin que d’autres, même s’ils sont différents, puissent le comprendre…”
Si elle a choisi de raconter cette histoire dans un film plutôt que dans une pièce, c’est d’une part, explique Celine Song, parce qu’elle estimait avoir fait le tour de la question théâtrale -“Je m’y suis consacrée corps et âme pendant dix ans, et il était temps pour moi de passer à autre chose. Je veux continuer à faire des films jusqu’à ma mort, tant j’adore ça.” Mais aussi parce qu’il lui semblait que c’était le médium le plus approprié pour embrasser une histoire s’étendant sur plusieurs décennies et deux continents. “C’est une dimension importante du film: Nora et Hae Sung vivent dans deux villes différentes, alors qu’elle et Arthur vivent dans la même. C’est un élément essentiel de la narration, et je voulais le rendre palpable, que l’on puisse voir littéralement où vivent les personnages. À la notion de l’espace est venue se greffer celle du temps: Past Lives parle du fait de vieillir, et de la manière dont le temps nous traverse, nous poussant vers l’avant. Je tenais à ce que l’on voie les personnages vieillir, tout cela plaidait pour la dimension cinématographique de l’histoire. À cause aussi de la contradiction du temps, qui rejoint celle que vit Hae Sung, d’être à la fois ce petit garçon et l’adulte qu’il est également, les deux cohabitant au même moment dans ce coin de la ville qu’ils visitent. Je voulais que ce genre de choses soit exprimé clairement et littéralement, ce que seul un film permettait.”
Sous le signe du Inyeon
Postulat dont Past Lives apporte la démonstration éclatante, oscillant entre souvenirs et présent, entre Séoul et New York, pour dispenser une onde délicatement pénétrante. Celine Song, Coréenne de naissance, Canadienne d’adoption et Américaine par sa résidence, y aborde encore, avec cette délicatesse qu’elle a chevillée à la caméra, les motifs du déracinement et de l’identité. Non sans introduire le concept asiatique de Inyeon, venu présider au mystère que sont les relations entre les trois personnages. “Alors que dans la conception occidentale, le destin est quelque chose qui doit se réaliser, dans les cultures orientales, l’Inyeon n’est pas nécessairement quelque chose sur lequel on peut agir. Il s’agit plutôt du sentiment d’être connecté avec d’autres, des inconnus également. Ce qui est incroyable, c’est que l’Inyeon peut s’utiliser de façon légère -vous et moi qui discutons par Zoom ensemble, nous somme inyeon-, mais également sur un mode plus profond, puisque ça vaut aussi pour quelqu’un avec qui je vais me marier et mourir. Peut-être que si nous sommes là à converser ensemble, c’est parce que, il y a 500 vies d’ici, nous avons été mariés. Et 600 vies avant, nous étions ennemis. L’Inyeon recouvre un grand nombre de potentiels différents, mais tout ça renvoie à une seule chose, à savoir: quel miracle que nous soyons ici ensemble et que nous ayons pu nous rencontrer de la sorte. Et cela renvoie au mystère fondamental du film, à savoir qui sont ces gens les uns pour les autres, la question qui est posée dès la scène d’ouverture. On ne peut répondre à cette question avec le langage courant: Hae Sung et Nora, par exemple, ne sont pas vraiment des ex, mais ce ne sont pas non plus que des amis. Mais il y a quelque chose qu’ils sont certainement, et qui éclaire le fait que leur relation soit si profonde, et c’est ce terme, Inyeon. C’est la réponse qui, pour le coup, est plus mystérieuse encore que la question.” Ce qui n’est, du reste, pas étranger au pouvoir de fascination d’un film au parfum délicatement pénétrant d’éternité…
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