Niki de Saint Phalle a son biopic: «Elle était en avance sur son temps»

Charlotte Le Bon, d’une remarquable profondeur dans la peau de Niki de Saint Phalle. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Pour son premier long métrage en tant que réalisatrice, la comédienne Céline Sallette embarque Charlotte Le Bon dans une évocation de la vie de Niki de Saint Phalle, du trauma de l’inceste à l’émancipation créative. Interview croisée.

Peintre, plasticienne, graveuse, sculptrice et réalisatrice, Niki de Saint Phalle a marqué le XXe siècle de son empreinte artistique. Trouvant dans la pratique créative une arme pour se libérer de ses démons, sa trajectoire humaine résonne avec quelques-unes des grandes préoccupations d’aujourd’hui. Devant la caméra de la primo-cinéaste Céline Sallette (actrice au cinéma chez Philippe Garrel, Bertrand Bonello et André Téchiné, mais aussi notamment dans la série Vernon Subutex), Charlotte Le Bon l’incarne avec vérité, force et panache.

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Comment est né le désir de faire ce film?

Céline Sallette: J’ai vu un jour une interview de Niki de Saint Phalle, et j’ai trouvé qu’elle était résolument en avance sur son temps. C’était vraiment très flagrant. L’homme qui lui parlait était complètement des années 60 et elle, elle était déjà d’aujourd’hui. Et ça s’est vérifié dès que j’ai lu son autobiographie et que j’ai décidé de creuser davantage. J’ai particulièrement été impressionnée par la manière dont elle a, au cours de sa vie, réussi à accéder à une forme de puissance, par sa capacité à transformer l’enfer qu’elle a vécu en force. Le premier livre que j’ai lu sur elle c’est celui de Catherine Francblin, La Révolte à l’œuvre, dans lequel il y a tout le parcours de sa vie. J’y ai trouvé la première image, l’ouverture du film, c’est-à-dire cette publicité pour Cartier où elle est vraiment objetisée comme une petite princesse. Niki de Saint Phalle a d’abord été mannequin, en effet, puis mère, et ce n’est que plus tard qu’elle s’est littéralement réinventée. Son parcours est l’histoire d’une transformation. Elle est passée à un moment donné du statut de jeune mère aristocrate à celui d’artiste forte, sauvage et libre.

Charlotte, il y a deux ans, à la sortie de votre premier long métrage en tant que réalisatrice, Falcon Lake, vous disiez qu’à un moment de votre carrière vous en aviez eu marre d’être une mannequin puis une actrice un peu femme-objet, utilisée comme un simple outil par les cinéastes. C’est quelque chose que l’on retrouve chez Niki de Saint Phalle. Vous vous êtes beaucoup reconnue en elle?

Charlotte Le Bon: Oui, énormément. Ça m’a beaucoup aidée pour jouer le rôle, parce que c’était déjà à l’intérieur de moi. Il y a des choses que je n’avais pas à inventer. Par ailleurs, sur le tournage de Niki, je ne me suis jamais sentie passive. Ou utilisée. Je me sentais très concernée et impliquée dans la manière de donner vie aux scènes du film. Il y avait un vrai travail de recherche collectif sur le plateau. Concrètement, je connaissais un peu l’œuvre de Niki de Saint Phalle, mais rien sur sa vie. J’ai donc beaucoup lu sur elle afin de préparer ce rôle, j’ai lu ce qu’elle avait elle-même écrit, j’ai regardé ses interviews, j’ai beaucoup écouté sa voix pour en capter la musique… Je me suis littéralement gavée de Niki de Saint Phalle, et puis quand on a commencé à tourner, j’ai mis tout ça de côté et j’ai essayé de jouer instinctivement mais en ayant digéré pas mal de choses.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur son œuvre?

CS: Son art a été, je pense, une véritable médecine pour elle. Vous savez, quand vous vivez un trauma comme le sien, à savoir qu’elle a été violée par son propre père à l’âge de 11 ans, vous flirtez longtemps avec l’idée de l’abîme et de la mort. D’ailleurs, une de ses sœurs s’est suicidée. Un de ses frères aussi. Une autre sœur est morte jeune. Elle-même a lutté toute sa vie contre la maladie. C’est terrible. Son histoire est aussi une histoire de survie. L’inceste a beaucoup à voir avec la mort. Mais elle a fini par choisir l’inverse du suicide: elle s’est offert une nouvelle naissance, une nouvelle vie, à travers son art.

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Dans le film, vous la montrez en train de créer mais on ne voit pas les œuvres…

CS: Oui, ça tient à la fois à des raisons pratiques mais aussi à des raisons plus fondamentales. C’est-à-dire que nous n’avions pas les droits. Plusieurs personnes, dont Susan Sarandon, avaient déjà essayé de faire un film sur Niki de Saint Phalle. Mais sa fondation a toujours dit non. Ils ont toujours été contre. Et je comprenais, quelque part, leur réticence et leur peur. Mais j’ai quand même tenu bon. Je voulais en fait raconter son histoire depuis le point de vue des œuvres. Parce que son œuvre la plus puissante, à l’arrivée, c’est, je crois, sa propre transformation en tant que personne, sa transformation intérieure. Ses œuvres m’intéressaient moins que sa personne. L’art lui a sauvé la vie, et c’est la manière dont ses œuvres l’ont sauvée qui est le cœur véritable du film.

Il y a une forme de dualité chez Niki de Saint Phalle, qui passe d’une naissance à une autre, des conventions d’un milieu bourgeois à l’émancipation par l’art… Est-ce la raison pour laquelle vous avez recours au split-screen dans le film?

CS: Le recours, à divers moments du film, au split-screen vient avant tout de ce que j’ai lu sur l’inceste. Parce que l’inceste amène une forme de dissociation de la personne. Il y a une césure qui s’opère. Et il y a une séparation aussi qui se fait entre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas, entre ce qu’on laisse voir et ce qui est secret. J’ai cherché un moyen de représenter cinématographiquement cet effet dissociatif de l’inceste, et c’est comme ça que l’usage du split-screen s’est imposé à moi. C’est aussi une façon de représenter la coexistence du déterminisme et du libre-arbitre dans la vie. Il y a des choses que l’on choisit, et d’autres qui s’imposent à nous.

Charlotte, en tant qu’actrice, comment avez-vous abordé la question de l’inceste, et du phénomène de dissociation qu’il entraîne?

CLB: En un sens, c’est impossible, je crois, de jouer quelqu’un qui a été victime d’un inceste. Je ne me voyais pas potasser le sujet à fond pour tenter de reproduire quelque chose d’une douleur et d’un trauma que je ne connais pas. J’ai préféré, sur ce point, faire confiance à ma part d’ombre pour m’approcher de la vérité de Niki. C’est seulement après le tournage que j’ai commencé à beaucoup lire sur l’inceste. Je me suis mise à lire, par exemple, le livre de Neige Sinno, Triste Tigre. C’est terrible… J’ai dû faire une pause au milieu du bouquin tellement c’est remuant. Les statistiques elles-mêmes sont assez folles: 10% de la population en France a souffert d’inceste, et il y a toujours un déni incroyable autour de cette réalité. Mais jouer une victime d’un inceste, c’est un peu pour moi comme jouer quelqu’un qui a un cancer, c’est en quelque sorte impossible à jouer si on ne l’a pas vraiment expérimenté. Il faut aller puiser dans la noirceur qu’on a à l’intérieur, faire confiance à ça. Avant de tourner, on a fait, sous l’impulsion de Céline, de la transe cognitive auto-induite. C’est une recherche d’un état de conscience volontairement modifiée, proche de l’hypnose et de la méditation, héritée des pratiques chamaniques traditionnelles mongoles. On a fait deux week-ends avec l’équipe, encadrés par des gens qui nous guidaient, sur une musique très percussive et répétitive. Ça a été quelque chose de très fort, et ça m’a très vite connectée à des choses particulièrement sombres, de manière très sensorielle. C’est un peu comme si ça avait ouvert des portes en moi. Et sur le tournage, quand je devais convoquer des émotions tristes ou intenses, j’avais l’impression de pouvoir replonger là-dedans très facilement.

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Le film fait aussi référence à la mythologie. L’inceste est rapproché du mythe de Cronos, de ce père capable de dévorer son enfant. Et la vie de Niki évoque par ailleurs l’idée d’un labyrinthe et donc le mythe du Minotaure…

CS: Tout à fait. Niki était elle-même véritablement obsédée par la mythologie. Et il me tenait à cœur de représenter son parcours dans toute sa dimension héroïque. Son art tenait en effet d’un véritable acte de bravoure. Elle transformait la violence, la colère et la tristesse de la vie en joie de la création. Elle se voyait elle-même comme un phénix, capable de renaître de ses cendres. J’ai essayé de glisser tout un sous-texte poétique, presque subliminal, dans le film qui fait référence à toute cette dimension mythologique et héroïque. Pour moi, elle est une héroïne revenue des enfers avec une connaissance profonde et une lumière qu’elle partage avec le monde à travers son travail. De cette manière, elle devient vraiment une source d’inspiration, un exemple, un modèle, qui peut aider les autres. Niki n’était pas une féministe militante. Mais sa puissance et sa force de vie demeurent une formidable inspiration pour toutes les femmes.

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