Mostra, bilan en 10 points: tous les chemins mènent à Roma

Roma, d'Alfonso Cuarón, Lion d'Or à Venise © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Sélection relevée, invités de prestige, la Mostra de Venise, qui a consacré Alfonso Cuarón et Roma, une production Netflix, a retrouvé tout son lustre, non sans proposer une vision panoramique du cinéma d’aujourd’hui. Retour en dix entrées sur une 75e édition ayant tenu ses promesses.

On l’annonçait « monstre », à hauteur du festival de Cannes, pas moins: la 75e Mostra de Venise a, dans l’ensemble, tenu ses promesses, ajoutant à une sélection relevée (avec un cortège de pointures américaines, de Damien Chazelle aux frères Coen, mais aussi la crème des auteurs européens, d’Olivier Assayas à Mike Leigh ou Yórgos Lánthimos), des invités de prestige (Cate Blanchett, Emma Stone, Ryan Gosling, Tilda Swinton, Nastassja Kinski, Lady Gaga…), mais aussi une vision panoramique du cinéma d’aujourd’hui. Soit quelque chose comme un vaste état des lieux embrassant aussi bien les nouvelles technologies, avec un large volet de la sélection dévolue à la réalité virtuelle, que les nouveaux moyens de diffusion. La plate-forme de streaming américaine Netflix, honnie du côté de la Croisette mais accueillie à bras ouverts au Lido, ressort comme la grande gagnante de cette édition, avec trois entrées en compétition et, à la clé, le Lion d’or pour Roma et le prix du scénario pour The Ballad of Buster Scruggs. Un panorama couvrant également les nouvelles tendances cinématographiques, avec une présence toujours plus marquée du cinéma de genre notamment, mais aussi un prisme géographique latino-américain s’affirmant chaque année un peu plus -et consacré cette année par le Lion d’or octroyé à Roma d’Alfonso Cuarón, de retour à ses racines mexicaines après ses aventures hollywoodiennes. Bilan d’ensemble, en dix points:

Un peuple et son Roi
Un peuple et son Roi

Roma

La Mostra de Venise couronnant un film intitulé Roma, il y a là une certaine ironie, si l’on sait la rivalité opposant la Sérénissime à la capitale transalpine par festivals de cinéma interposés, la seconde essayant, en pure perte, de tailler des croupières à la première depuis quelques années. La Roma d’Alfonso Cuarón n’a rien à voir avec Romulus et Remus cependant, puisqu’elle désigne un quartier de Mexico, au coeur d’un film aux allures de retour aux sources pour le réalisateur de Gravity. Filmée dans un noir et blanc souverain, l’action gravite autour de la servante indienne (l’excellente Yalitza Aparicio) d’une famille de la classe moyenne du Mexico du début des années 70. Et s’il y a là des petits airs de soap, pas déplaisants au demeurant, c’est aussi un vibrant portrait de femme(s) à la résonance intime manifeste pour le cinéaste, doublé d’une photographie de la société mexicaine d’alors. Un Lion d’or consensuel, et une production Netflix appelée à connaître une diffusion limitée en salles.

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Le palmarès

Le Lion d’or octroyé à Roma ne souffre guère de contestation; la suite du palmarès est conforme aux attentes, en dépit de quelques oublis ( First Man de Damien Chazelle, Nuestro Tiempo de Carlos Reygadas, Suspiria de Luca Guadagnino). The Favourite de Yorgos Lanthimos (Grand Prix, et prix d’interprétation pour Olivia Colman dans le rôle de la reine Anne d’Angleterre), The Sisters Brothers de Jacques Audiard (prix de la mise en scène) ou encore l’impeccable prestation de Willem Dafoe en Vincent Van Gogh dans At Eternity’s Gate de Julian Schnabel avaient ainsi tout pour recueillir les suffrages. Le prix du scénario pour The Ballad of Buster Scruggs, des frères Coen, un autre film Netflix, apparaît pour sa part un peu léger. Moins discutable, toutefois, que celui du jury octroyé à The Nightingale, de l’Australienne Jennifer Kent, seule réalisatrice présente en compétition, encore que l’on puisse y voir une façon de saluer l’omniprésence du cinéma de genre sur les écrans vénitiens.

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Netflix, incontournable

Les plates-formes de streaming étant désormais des incontournables du paysage cinématographique, la Mostra de Venise a choisi, à l’inverse de Cannes, de leur dérouler le tapis rouge, accueillant, pour sa seule compétition trois films battant pavillon Netflix, à savoir dans l’ordre de leur présentation: Roma, le drame intimiste en noir et blanc d’Alfonso Cuarón, The Ballad of Buster Scruggs, western en six épisodes -le film devait à l’origine être une mini-série- des frères Coen, et 22 July, de Paul Greengrass. Deux prix plus tard, le triomphe est total pour le géant américain. Signe d’un marché mouvant, celui-ci a profité du festival pour annoncer que certains de ses films feraient désormais l’objet d’une distribution limitée en salles -manière sinon de concilier les intérêts de chacun, d’apaiser quelque peu les esprits. Ce sera le cas en Belgique dès le 10 octobre pour le film de Paul Greengrass, suivi le 12 décembre par celui d’Alfonso Cuarón.

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Un prisme latino-américain

Un Mexicain succède à un autre au palmarès de la Mostra, puisque après Guillermo del Toro, Lion d’or l’an dernier avec The Shape of Water, c’est au tour d’Alfonso Cuarón de repartir avec la distinction suprême pour Roma. Longtemps plate-forme privilégiée pour le cinéma asiatique -tendance affirmée dès les années 50 avec la découverte de Kurosawa, par exemple, et relancée dans les années 2000 sous la direction de Marco Müller, avec notamment des Lions d’or à Ang Lee et Jia Zhang-ke-, la Mostra est devenue ces dernières années le terrain privilégié du cinéma latino-américain. En témoignent encore le Lion d’or octroyé en 2015 au Vénézuélien Lorenzo Vigas pour Desde allá, mais aussi quelques temps forts de cette 75e édition, et notamment La Quietud, de l’Argentin Pablo Trapero, ou Nuestro Tiempo, du Mexicain Carlos Reygadas.

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Des films de genre, en force

C’est désormais une constante, vérifiée de Cannes à Berlin, et donc à Venise: les films de genre trouvent une place de choix dans les plus grands festivals. Démonstration pour le meilleur et pour le pire en compétition, où l’on a pu apprécier des westerns dont l’épatant The Sisters Brothers, de Jacques Audiard, goûter au film de samouraïs (le dispensable Zan de Shin’ ya Tsukamoto), se distraire avec des thrillers tantôt transparents ( Acusada de l’Argentin Gonzalo Tobal), tantôt convenus ( Frères ennemis de David Oelhoffen), revisiter un classique de l’horreur en compagnie de Tilda Swinton et Dakota Johnson le temps de Suspiria, dans la version outrée mais fascinante de Luca Guadagnino, vibrer d’une fibre toute mélodramatique dans Roma d’Alfonso Cuarón, et même endurer un échantillon particulièrement indigeste du film de vengeance avec The Nightingale de Jennifer Kent…

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Le retour du retour du western

Régulièrement donné mort et enterré six pieds sous terre, le western n’en finit pas de renaître de ses cendres. Démonstration en deux occurrences bien différentes lors de cette Mostra. Les frères Coen, qui en avaient déjà tâté à la faveur de No Country for Old Men et True Grit, en proposent cette fois une anthologie avec The Ballad of Buster Scruggs, collection de six courts métrages inégaux revisitant le mythe de la frontière avec un luxe d’ironie, d’humour noir et de cynisme -du Coen pur jus. Jacques Audiard s’essaie lui aussi au genre hollywoodien par excellence pour son premier film américain, The Sisters Brothers. Magistralement adapté du roman culte de Patrick deWitt, ce western insolite accompagne les frères Sisters (John C. Reilly et Joaquin Phoenix), deux tueurs à la sinistre réputation, dans une expédition sanglante se muant en récit initiatique auscultant leur relation, en quelque mélange paradoxal d’humour et de douceur. Manière de réinventer le genre en plus de le fantasmer…

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Un festival au féminin pluriel

Double portrait de femmes au coeur de Roma, d’Alfonso Cuarón, rivalité entre favorites à la cour de la reine Anne d’Angleterre dans The Favourite de Yorgos Lanthimos, vengeance d’une justicière dans The Nightingale de Jennifer Kent: empruntés au palmarès, ces exemples suffisent à témoigner de l’ancrage féminin de cette Mostra. Luca Guadagnino y aura par ailleurs proposé une lecture féministe du Suspiria de Dario Argento, Pierre Schoeller mettant pour sa part les femmes du peuple aux avant-postes de la Révolution française dans Un peuple et son roi, tandis que László Nemes fera, dans Sunset, d’une jeune femme obstinée le témoin privilégié du basculement du monde à l’orée des années 1910. Sans oublier les deux soeurs fusionnelles de La Quietud, de Pablo Trapero, la bodybuildeuse de Pearl, d’Elsa Amiel, la chanteuse pop à la dérive de Vox Lux, de Brady Corbet, Lady Gaga dans A Star Is Born, de Bradley Cooper, ni la bergère de Capri-Revolution, de Mario Martone…

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Portraits d’artistes

Inspirés de personnalités ayant existé ou purement imaginaires, les artistes ont largement monopolisé les écrans de la Mostra. Au premier rang desquels Vincent Van Gogh, bien sûr, rendu par Willem Dafoe à son inspiration mystique dans At Eternity’s Gate, de Julian Schnabel. Ou encore le peintre allemand Gerhard Richter, au coeur de Werk Ohne Autor, biographie romancée de Florian Henckel von Donnersmarck. Voire John DeLorean, designer automobile de génie mais pas seulement, croqué par Nick Hamm dans Driven. Et l’on en passe, comme l’écrivain de Doubles vies, d’Olivier Assayas, incarné par un Vincent Macaigne impeccablement ailleurs, la vedette de la pop de Vox Lux, de Brady Corbet, miroir d’un XXIe siècle crépusculaire, le poète de Nuestro tiempo, de Carlos Reygadas, ou encore le scénariste-imposteur et sa nègre dans Una storia senza nome de Roberto Andò…

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L’Histoire au présent

Arpenter l’Histoire pour mieux parler du présent: la proposition n’est pas neuve, elle a trouvé à Venise des déclinaisons multiples. Convenue chez Mike Leigh, auteur d’une évocation poussiéreuse du massacre de Peterloo, en 1815; énergique, chez Pierre Schoeller, dont Un peuple et son roi réaffirme la modernité de la Révolution française; prétentieuse et brumeuse dans le Sunset de László Nemes observant l’Europe s’effondrer à la veille de la Première Guerre mondiale; acerbe et virtuose le temps de The Favourite de Yorgos Lanthimos, cernant les luttes de pouvoir à la cour d’Anne d’Angleterre; ésotérique dans Capri-Revolution de Mario Martone… Sans oublier l’épopée de l’homme sur la Lune dans le brillant First Man de Damien Chazelle, histoire, peut-être, de malgré tout rêver…

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Un bilan belge mitigé

Si Girl de Lukas Dhont avait marqué les esprits à Cannes, obtenant la Caméra d’or en plus de la reconnaissance internationale, le bilan belge à Venise est sensiblement plus mitigé. Certes, plusieurs acteurs belges ont brillé -Bouli Lanners notamment, particulièrement inspiré dans C’est ça l’amour, de la cinéaste française Claire Burger, ou Lubna Azabal, savoureuse dans Tel Aviv on Fire, du cinéaste palestinien Sameh Zoabi, tandis que Matthias Schoenaerts offrait une réplique consistante à Reda Kateb dans Frères ennemis, de David Oelhoffen. Comptant parmi les films les plus attendus des Giornate degli Autori, Continuer, de Joachim Lafosse, a quelque peu déçu, les steppes du Kirghizistan n’inspirant que modérément le réalisateur parti sur les traces d’une mère tentant de renouer le lien avec son fils (Virginie Efira et Kacey Mottet-Klein) dans un film à l’enjeu trop diffus. Quant à Nicole Palo, elle signe, avec Emma Peeters, également présenté aux Journées des Auteurs, une fantaisie décalée autour d’une actrice cherchant sa place dans le monde -plaisant mais un peu léger.

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