Michael Mann à propos de Ferrari: « Enzo Ferrari n’est pas le seul à en avoir bavé »
Dans son biopic Ferrari, le maestro Michael Mann retrace la route sinueuse de la vie du légendaire constructeur automobile italien Enzo Ferrari. Pied au plancher.
Michael Mann a dû attendre plus de 30 ans, et son quatre-vingtième anniversaire, pour présenter au monde son biopic sur Enzo Ferrari, basé sur la biographie de 1991 du journaliste sportif Brock Yates, Enzo Ferrari, The Man, the Cars, the Races. Adam Driver y enfile les lunettes de soleil du flegmatique magnat de l’automobile, décédé en 1988.
En 1957, Enzo Ferrari traverse une grave crise, tant sur le plan professionnel que privé. L’entreprise automobile qu’il a fondée en 1939 à Modène est menacée de faillite, et son mariage avec Laura (Penélope Cruz) semble battre de l’aile. Un an plus tôt, le couple a perdu son fils Dino, âgé de 24 ans, et Laura découvre qu’Enzo a un deuxième fils caché, Piero, avec sa jeune maîtresse Lina (Shailene Woodley).
Les Mille Miglia, mythique course de 1 600 kilomètres entre Brescia et Rome, aller-retour, devient l’épreuve de la dernière chance pour le patriarche, qui décide d’y déployer quatre de ses voitures de sport et ses meilleurs pilotes (Patrick Dempsey et Jack O’Connell, entre autres). Sa vie se joue pendant ces trois mois, sur et hors des routes.
Michael Mann -dont le cyberthriller Black Hat a fait (à juste titre) un flop retentissant- a entamé le tournage de Ferrari à l’été 2022, sur le scénario qu’il avait écrit en 2000 avec son directeur de la photographie britannique Troy Kennedy-Martin, aujourd’hui décédé. Plusieurs tentatives (la première remontant à 1995, avec le regretté Sydney Pollack comme producteur) pour lancer le projet ont avorté. Soit parce que le budget n’était pas bouclé -avec ses costumes des années 50, ses décors et ses voitures méticuleusement copiées (les vraies coûtent facilement 20 à 30 millions de dollars pièce), Ferrari a fini par coûter 95 millions de dollars. Soit parce que les acteurs impliqués -Christian Bale, puis Hugh Jackman- ont quitté le navire à cause des retards.
Je n’ai pas fait ce film parce que je veux voir de belles voitures. Si je veux voir de belles voitures, j’en achète une.
“Enzo Ferrari n’est pas le seul à en avoir bavé”, sourit Mann, lorsqu’on lui serre la main sur le Lido de Venise, où Ferrari était présenté en première mondiale l’année dernière. À 81 ans, même si son ouïe est un peu moins fine et que ses cheveux ont blanchi, l’esthète du cinéma américain, qui s’est déjà aventuré avec succès sur le terrain des biographies avec The Insider (1999) et Ali (2001), reste vif et alerte. “Le plus difficile a été de trouver l’équilibre entre les courses en extérieur et l’action relationnelle en intérieur, explique le réalisateur. J’avais à l’esprit une conception de l’histoire qui était guidée par les personnages et les dialogues. Et visuellement, ça devait être majestueux et monochrome. Pas en noir et blanc, mais dans des tons ocre, fumés. La caméra devait être statique, parce que toutes ces scènes de dialogues abordentdes questions brûlantes et passionnées. Et dans la course, je voulais exactement le contraire: que les voitures rouges traversent le paysage pas seulement en mouvement, mais dans une intense agitation.”
Les séquences de course semblent exploser de l’écran.
Michael Mann: Tout tourne autour de l’équipe de Ferrari qui a remporté les Mille Miglia en 1957. Je ne voulais pas que le spectateur fasse l’expérience d’être assis dans son fauteuil, bien détendu, en train de regarder de belles séquences de course, avec une belle voiture qui roule dans de beaux paysages vallonnés. Je veux vous mettre à la place du pilote. Que vous viviez son expérience, que vous ressentiez le mouvement, la vitesse, l’anxiété quand vous regardez un ou deux virages à l’avance en pleine concentration.
Vous avez obtenu l’autorisation de Ferrari pour recréer les voitures, mais vous n’avez bénéficié d’aucun soutien direct de leur part. En tant que maniaque du détail, à quel point était-il important pour vous d’être fidèle à l’histoire?
Michael Mann: J’étais très nerveux lorsque le film a été présenté pour la première fois à Venise, devant un public essentiellement italien. J’ai toujours eu l’ambition de faire le film en Italie, dans les lieux authentiques où Enzo a vécu et travaillé. Cette scène où il va chez le coiffeur, c’est dans le salon de coiffure où il se rendait tous les matins. Le coiffeur est le fils du coiffeur d’Enzo. L’intérieur n’a guère changé depuis. À cent mètres de là, il y a sa maison, l’hôtel Fini où il allait boire un verre tous les jours, son boucher… Ces lieux vous parlent. Et nous avons aussi discuté ave plusieurs personnes qui ont connu Enzo et Laura.
Enzo Ferrari est un personnage mythique, à la vie mouvementée. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour réaliser ce film?
Michael Mann: Parce qu’on pensait que les films de courses automobiles ne rapportaient pas d’argent. Et parce que, jusqu’à il y a peu, les Américains ne comprenaient pas l’importance d’Enzo Ferrari. Et je ne parle pas de sa marque de voitures, mais de lui en tant que personne, en tant qu’entrepreneur, en tant qu’icône. Lorsque nous avons essayé de lancer le projet en 2015, le film a été immédiatement vendu dans de nombreux pays, mais nous n’avons pas pu trouver de distributeur aux États-Unis. Je pense que la série Netflix sur la Formule 1 (Drive to Survive, NDLR) a ouvert les esprits en Amérique. Soudain, la Formule 1 est devenue un sport populaire là-bas. C’est le seul pays à avoir trois Grands Prix. Miami, Austin, Las Vegas.
D’où vient votre fascination pour les voitures, qui jouent un rôle de premier plan dans Thief, Miami Vice, Heat et Collateral?
Michael Mann: Je suis fasciné par beaucoup de choses, mais ça ne veut pas dire que je veux nécessairement faire des films sur ces sujets. Il faut qu’il y ait une bonne histoire, du drame. Je suis passionné par l’Histoire de la Russie entre 1905 et 1925 (les parents de Mann étaient des Juifs russes qui ont émigré en Amérique, NDLR) mais je ne vais pas faire un film là-dessus. Je ne sens pas le drame. J’aime le mouvement, la vitesse. Quand j’avais 10 ou 11 ans, je rêvais de pouvoir voler, comme beaucoup d’enfants. J’ai aussi toujours aimé les moteurs, dès mon plus jeune âge. Mais il en faut plus. Les films qui ne parlent que de voitures et de vitesse ne fonctionnent pas. Il faut des drames humains comme moteur. Regardez Grand Prix de John Frankenheimer (1966), ou Le Mans avec Steve McQueen (1971): ce sont des films de course authentiques, mais ils s’essoufflent, ils sont ennuyeux. Je n’ai pas fait ce film parce que je veux voir de belles voitures. Si je veux voir de belles voitures, j’en achète une.
Vous mentionnez des films de course que vous n’aimez pas, mais aviez-vous d’autres références cinématographiques en tête pour Ferrari?
Michael Mann: Non. Ma référence en termes d’éclairage, c’était le Caravage, et d’autres peintres italiens de la Renaissance et du Baroque. Surtout pour les intérieurs. J’ai étudié des centaines de photos et de peintures avec Erik (Messerschmidt, également directeur de la photographie de David Fincher, NDLR). Les effets de lumière et d’obscurité devaient renforcer considérablement les dialogues. J’utilise rarement des références cinématographiques.
Vous vous concentrez sur trois mois seulement de la vie d’Enzo Ferrari. Avez-vous toujours su que vous alliez aborder ce biopic de cette manière?
Michael Mann: Le mérite en revient à Troy (Kennedy-Martin), décédé en 2009, qui a écrit ce merveilleux scénario. Je pense qu’il n’y a pas d’autre façon d’aborder un biopic. Il faut se concentrer sur une période spécifique. Sinon comment faire? Prendre des acteurs différents pour un même personnage? Utiliser du maquillage et des perruques? C’est un cauchemar. Ça ne fait que distraire l’attention. Nous n’avons jamais envisagé un biopic linéaire. Il faut chercher un moment charnière où tous les éléments dramatiques se rejoignent et où tout se joue pour l’avenir. Dans le cas d’Enzo, il s’agit des Mille Miglia de 1957. S’il n’y avait pas eu un tel tournant dans sa vie, jamais je n’aurais fait le film.
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Vous travaillez souvent avec de grands acteurs. Leur laissez-vous beaucoup de liberté et comment gérez-vous ce côté perfectionniste qui vous fait souvent enchaîner des dizaines de prises pour un seul plan?
Michael Mann: Tout d’abord, il faut savoir comment les acteurs travaillent, comprendre leurs mécanismes. Al Pacino n’est pas Robert de Niro. Russell Crowe n’est pas Daniel Day-Lewis. Mon travail de réalisateur consiste à déchiffrer leurs codes et à transformer ça en un ensemble cohérent. Tout ce que je demande, c’est qu’ils soient aussi engagés que moi. S’ils pensent “Je vais d’abord répéter pendant quelques semaines et je verrai sur place pendant le tournage…”, je ne peux pas travailler avec quelqu’un comme ça. Adam (Driver) était super bien préparé. Il en savait tellement sur Enzo, sur les différentes scènes, qu’on pense tout de suite qu’il est Enzo. J’ai montré le film à un ami cuisinier italien de Los Angeles qui ne connaît rien au cinéma, et il m’a demandé: “Qui est cet acteur italien qui joue Enzo?”
Votre thriller Heat, avec Al Pacino et Robert de Niro, a eu un succès immédiat. En 2022, vous avez publié avec l’écrivain Meg Gardiner Heat 2, qui est à la fois un préquel et une suite. Quand pouvons-nous attendre l’adaptation cinématographique de ce roman?
Michael Mann: Normalement, ce sera mon prochain film. Ça fait un moment que nous travaillons sur le scénario adaptant le livre. Heat est devenu une marque, un label de qualité qui est très important pour Warner Bros. Le film figure depuis des années dans le Top 20 des films les plus regardés en vidéo. Et le roman a été numéro 1 sur la liste des best-sellers du New York Times. Nous verrons quand nous pourrons tourner. J’espère cette année.
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