Mauvais genre, les zombies de Jim Jarmusch?
Après les vampires dans Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch libère les zombies dans The Dead Don’t Die, comédie horrifique déclinant une apocalypse potache. Rencontre.
Caméra d’or en 1984 pour Stranger Than Paradise, Jim Jarmusch connaît, depuis, une histoire d’amour sans nuages avec le festival de Cannes, où une dizaine de ses films ont été présentés. Ainsi, encore, pas plus tard qu’en mai dernier, lorsque The Dead Don’t Die faisait l’ouverture de la manifestation. Après avoir tâté du film de vampires avec un incontestable bonheur dans Only Lovers Left Alive, le réalisateur new-yorkais s’y essaie cette fois au zombie movie, conviant des acteurs amis (Bill Murray, Adam Driver, Iggy Pop, Tom Waits, Tilda Swinton et quelques autres) à une apocalypse potache, nerf distendu d’un opus distrayant mais mineur. Comme en un prolongement logique, c’est un Jarmusch d’humeur plutôt badine que l’on retrouve dans le jardin d’une résidence cannoise, zen et léger à l’heure de parler cinéma de genre…
Êtes-vous, à la source, amateur de films de zombies?
Je suis amateur de tous les types de films même si, parmi les films d’horreur ou de monstres, ceux de zombies ne sont pas mes préférés. J’en connais toutefois l’Histoire depuis le premier, White Zombie, avec Béla Lugosi, et j’en ai vu de nombreux. Ils ne m’attirent cependant pas plus que ça, à l’exception de ceux de George A. Romero qui est, à mes yeux, le maître des zombies post-modernes, parce qu’il en a changé la nature. Jusque-là, tant au cinéma que dans la mythologie, les zombies viennent de l’ancien vaudou et désignent un individu qui est contrôlé, à qui l’on peut dire, par exemple, « you will go now, and kill Donald Trump » et qui va s’exécuter: « I will… » (rires). Chez Romero, les zombies sont incontrôlables, et dérivent au départ de leur propre identité. Ils sont nous, et sont issus de l’intérieur d’un ordre social. Il ne s’agit pas seulement de monstres mais aussi de victimes apparaissant parce que les humains ont merdé. Ainsi dans Night of the Living Dead, avec, si je me souviens bien, un virus ramené accidentellement de l’espace. Romero a apporté quelque chose de neuf à la mythologie, et mon film en est clairement le rejeton. J’ai d’ailleurs multiplié les références. À Dawn of the Dead aussi, avec la mémoire résiduelle.
Les zombies de The Dead Don’t Die s’écartent, par divers aspects, des stéréotypes. Ils parlent, par exemple, alors qu’en général, ils ne font que répéter leur obsession. Était-il important de vous approprier le genre?
Oui. Je n’avais par exemple jamais vu de film de zombies où ils ne sont, en définitive, que poussière. Quand on meurt, on est desséché, il n’y a plus de fluides. Un jour que je me promenais dans les bois, pendant l’écriture du scénario, j’ai commencé à penser au fait que j’étais composé à 75% d’eau, et ça m’a procuré une sensation étrange. C’est alors que j’ai décidé qu’ils ne seraient que poussière. Il se trouve que je ne suis guère friand non plus d’éclaboussures -vous imaginez la scène finale du film s’ils étaient faits de sang? Je serais incapable de la regarder, et même de la filmer…
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Vos zombies sont en quête de Wi-Fi, de Xanax, ce qui les rend en définitive fort humains…
Nous vivons sous l’emprise du consumérisme, une forme d’endoctrinement qui constitue la manière dont nous fonctionnons dans l’économie mondiale, désormais sous le contrôle de seigneurs d’entreprises. Notre fonction, à leurs yeux, est uniquement de consommer. Quelqu’un m’a demandé ce que moi, je me mettrais à chercher dans ces circonstances. J’ai d’abord pensé à un magasin d’instruments de musique, avant de considérer qu’une librairie serait préférable. Les zombies aspirent à revenir à ce qu’ils aimaient faire, cette mémoire résiduelle découle vraiment de Dawn of the Dead, de Romero, où ils se rendent dans des centres commerciaux parce que c’est ce dont ils se souviennent. J’ai toujours trouvé cette idée brillante. Les zombies, c’est nous, réanimés: nous sommes à la fois les victimes et le problème.
Dans quelle mesure vous identifiez-vous à Hermit Bob, le personnage joué par Tom Waits, et à sa façon emplie de sérénité d’envisager la fin du monde?
Je m’identifie à Tom Waits et aux trois adolescents qui s’échappent du centre de détention. Ils ne se sont pas adaptés à la société, ils ont eu des problèmes et ont été écartés de l’ordre social. Et Hermit Bob a choisi lui-même de s’y soustraire. Il ne partage pas les valeurs dominantes, ce qui ne l’empêche pas d’aimer certaines choses, Herman Melville par exemple. Ce n’est pas un troglodyte, il peut saluer une forme d’expression humaine, mais le modèle consumériste lui est étranger. Je ne pouvais pas le laisser devenir un zombie, pas plus que ces trois ados. Les ados sont fondamentaux: ils sont nos guides, la culture adolescente est cruciale à mes yeux. Billie Eilish, cette immense popstar, est une ado, Rimbaud, un ado, Mary Shelley aussi. Carole King a écrit ses meilleures chansons teenager, Bobby Fischer était un maître des échecs à quatorze ans. Les adolescents sont sous-estimés.
Avez-vous une méthode particulière pour vous préparer à un tournage?
Je fais tout particulièrement attention à la musique que j’écoute en préparant un film, ainsi qu’à mes lectures. Pour ce film-ci, j’ai beaucoup écouté Górecki, mais aussi The Angelic Process, un duo heavy noise dont je me suis demandé comment je ne l’avais pas découvert plus tôt, du hip-hop et puis la chanson Bellyache, de Billie Eilish, dont je suis véritablement devenu obsédé. La musique est vraiment belle, un peu expérimentale pour de la pop, et les paroles parlent d’une adolescente psychopathe, assise dans une allée à mâchonner du chewing-gum en attendant que la police l’emmène parce qu’elle a tué ses amis qui sont dans le coffre de sa voiture. Un magnifique échantillon de musique pop, écrit par quelqu’un de quinze ans. Brillant.
Et côté lectures?
Quand je vais m’atteler à l’écriture d’un scénario, je commence toujours, pour une raison ou une autre, par lire du Marguerite Duras. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est sans doute lié à son style très économe. Dans un scénario, on ne peut pas être descriptif à l’excès, il faut être prudent et modeste face à la langue. En quoi elle est un maître formidable. J’aime aussi beaucoup l’auteur suisse Robert Walser, The Walk est l’un des textes les plus beaux qu’il m’ait été donné de lire. Cette fois-ci, je me suis également plongé dans la poésie de Joe Brainard, sans qu’il y ait de rapport avec le sujet ou l’esthétique du film. Mais il n’y a là rien de spécifique, à l’exception de Marguerite Duras.
On trouve, au coeur de The Dead Don’t Die, une catastrophe écologique. Dans quelle mesure le changement climatique influence-t-il votre comportement?
Je suis une partie du problème, mais je suis solidaire avec les jeunes qui en ont fait une priorité, au sein du Sunrise Movement ou de Extinction Rebellion par exemple. Ils se situent sur le front activiste, alors que moi, je m’en tiens à un film de zombies débile. Mais je me sens bien sûr concerné. Mon existence égoïste veut que je vive surtout en dehors des villes, parce que ça m’aide à apprécier les détails de l’existence, et à prendre plaisir au fait d’être vivant, et conscient. Les villes sont peuplées de zombies qui déambulent dans les rues le nez dans leur téléphone sans même se rendre compte qu’il y a d’autres gens. J’ai envie de les leur arracher, et de leur dire « réveillez-vous », ça me rend malade. Mais ce n’est qu’un petit élément de cette culture consumériste…
Vous avez fait allusion aux films de George Romero, auxquels le vôtre renvoie en effet, jusque dans la façon qu’ont les zombies de se mouvoir. Étiez-vous aussi sensible à leur portée politique?
La crudité et le manque de moyens infusent la façon dont nous percevons ses films, et en renforcent la puissance. Je ne suis pas sûr toutefois qu’il était conscient de leur portée. Il a expliqué par exemple, ne pas avoir tourné Night of the Living Dead en pensant produire un commentaire social. Le personnage principal est un Noir, que les autorités tuent à la fin en pensant qu’il s’agit d’un zombie, alors qu’il est en fait l’unique survivant. Romero n’a pas écrit le film en ce sens: l’acteur qui devait jouer le rôle s’est désisté une semaine avant le tournage, et le producteur a proposé à Romero un de ses amis acteurs (Duane Jones, NDLR) qui se trouvait être Noir en plus d’être fort bon. Romero l’a rencontré, lui a demandé s’il était libre la semaine suivante, et voilà… Il n’imaginait pas le retentissement que ça pourrait avoir, la dimension sociale s’est imposée après coup. Il y a de la beauté à ne pas vouloir tout analyser. Je pense que tout comme moi, Romero n’était pas quelqu’un d’analytique.
Le producteur Jeremy Thomas a dit un jour que vous étiez le dernier grand cinéaste indépendant américain. Cela vous semble-t-il toujours vrai, ou de jeunes cinéastes ont-ils émergé?
Je pense qu’il faisait surtout allusion à l’environnement dans lequel je travaillais, et dont j’étais en quelque sorte le dernier représentant. Mais il y a de remarquables jeunes cinéastes, les frères Safdie aux États-Unis, et d’autres, dans le monde entier, des cinéastes qui ne cherchent pas à s’imposer sur le plan commercial mais apprécient et utilisent la forme du cinéma pour s’exprimer. Le système est très différent aujourd’hui, et ne va plus engendrer des cinéastes comme Spike Lee, Claire Denis ou Aki Kaurismäki -encore que ce dernier soit différent, c’est le Hermit Bob du cinéma. Mais on ne peut tuer la beauté du cinéma comme forme d’expression.
De Jim Jarmusch. Avec Bill Murray, Adam Driver, Tilda Swinton. 1h45. Sortie Blu-ray et DVD le 27/11. Dist: Universal. ***
Dernier film en date de Jim Jarmusch, The Dead Don’t Die n’aura pas bénéficié de sortie en salles sous nos latitudes, et cela bien qu’il ait fait l’ouverture du festival de Cannes. On doit à l’honnêteté de préciser qu’il ne s’agit pas du meilleur film du cinéaste new-yorkais, loin s’en faut. De là à voir le cinéaste de Dead Man voué au direct vidéo, il y avait toutefois de la marge: si les morts ne meurent pas, le cinéma, lui, n’est plus ce qu’il était, en tout état de cause… « Cela va mal finir« , ne cesse d’ailleurs de marmonner l’agent Peterson (Adam Driver), patrouillant en compagnie du commandant Robertson (Bill Murray) au son de Sturgill Simpson dans les rues de Centerville, 738 âmes et un concentré d’americana en proie à d’étranges phénomènes: ruptures de réseau, dérèglement horaire et autre comportement erratique des animaux domestiques. Et pour cause, conséquence de l’exploitation massive de ses ressources, la Terre a dévié de son axe et l’apocalypse se profile en dépit des dénégations des autorités, catastrophe écologique libérant sur la petite ville des hordes de zombies sous la conduite d’Iggy Pop.
Après celui de vampires dans l’impeccable Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch se frotte donc au film de zombies dans The Dead Don’t Die. Un exercice ultra-référencé (l’ombre de George Romero est omniprésente) pour lequel il s’entoure de fidèles (il y a là encore Tom Waits, Tilda Swinton ou Steve Buscemi, impayable en fermier suprématiste) et dont il s’acquitte à mi-chemin de la fable et de la farce, son indolence caractéristique en sus. S’il y a là quelques traits joliment envoyés, dézinguant aussi bien l’Amérique trumpienne que la frénésie matérialiste, le résultat n’est que moyennement convaincant, semblant parfois bafouiller à force de rimes et de citations, tout en pratiquant sans modération un humour potache un peu facile. Soit une comédie horrifique nihiliste envisageant l’apocalypse avec le détachement et la décontraction propres à l’auteur, pour un Jarmusch savoureux mais aussi un tantinet paresseux…
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