
Maura Delpero, réalisatrice: «Vermiglio raconte la guerre, mais pas de façon héroïque»
Maura Delpero livre avec Vermiglio, Lion d’argent à la Mostra de Venise, la chronique naturaliste d’une famille qui évolue en temps de guerre.
Au petit matin, des enfants font la file en frissonnant dans un clair-obscur délicat, patientant avant que leur soit servi un lait chaud. Un premier passe, puis une deuxième, une troisième, un quatrième, une cinquième… Dehors, la neige tombe. Une longue journée s’annonce. Ce sont ces gestes du quotidien que Maura Delpero tisse avec la grande histoire qui gronde au-delà des montagnes entourant Vermiglio, petit village alpin de la région du Trentin.
La réalisatrice explique que l’idée du film lui est venue pour la première fois en songe. Alors que son père est décédé quelques semaines plus tôt, elle rêve de lui, enfant, jouant avec ses frères et sœurs dans leur maison familiale de Vermiglio. «Au début c’était une écriture très personnelle. Pendant un temps j’ai pensé que ce serait un livre plus qu’un film, et puis les images sont apparues, jusqu’à devenir prépondérantes. Je me suis demandé si ce n’était pas trop intime, mais en comprenant que c’était la photographie d’une époque en transition, je me suis dit que cela pouvait avoir une portée universelle.»
«En comprenant que c’était la photographie d’une époque en transition, je me suis dit que cela pouvait avoir une portée universelle.»
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Des vies ordinaires
Le récit se déroule en un lieu et un temps très précis, durant la dernière année de la Seconde Guerre mondiale, pourtant il en ressort une forme d’atemporalité. «Un écrivain russe disait: « si tu veux être universel, peins ce que tu vois à travers les grilles de ta maison. » Quand on connait très bien un sujet, c’est à la fois la possibilité de démontrer en profondeur quelque chose de spécifique qui a trait à l’identité, et en même temps de toucher à quelque chose d’universel.» Le rapport au temps dans le film est à la fois très circonscrit et distendu. «Je voulais m’approcher de la perception du temps dans les sociétés rurales, qui est cyclique, calquée sur la nature. Déployer le récit sur une année au fil des quatre saisons me permettait de le cadrer, tout en offrant un espace dans lequel voyager, faire des sauts temporels, oser une narration elliptique sans se perdre pour autant.»
De ce rapport intime à la nature et au temps long découle aussi une esthétique de l’antispectaculaire, où la guerre comme les drames de la dure vie des villageoises sont contenus dans le hors-champ. Une façon de décentrer le regard qui est en soit politique. «Ce qui m’intéressait, c’était de raconter la guerre, mais pas de façon héroïque. On l’a beaucoup relatée sur le champ de bataille, à grand renfort de bains de sang. On l’a beaucoup vue dans les livres d’histoire, mais moi je voulais raconter son poids sur des vies ordinaires, chez les gens qui restaient à la maison, en attendant les soldats. Des femmes, beaucoup, confrontées à des conditions économiques drastiques, devant élever de nombreux enfants, les protéger de la mort, sans toujours y parvenir d’ailleurs. Il me semble plus intéressant de faire un pas en arrière, ou de laisser un espace pudique au spectateur, bien capable de le remplir; il ne manque pas d’images de violence.»
Temps suspendu
La guerre va aggraver les conditions de vie déjà difficiles pour la communauté, et apporter une certaine forme de dissolution au sein de la famille. Le film, qui commence sur un lit plein que se partagent les trois sœurs de la maisonnée, se termine par un lit vide… «Elles sont parties à travers le monde, la fratrie s’est éparpillée. Les membres de la famille sortent du groupe pour devenir des individus. Ils gagnent en liberté, au prix d’une certaine solitude. C’est un peu la transition de la tradition vers le monde moderne. C’est presque une métonymie de toute la société.»
Le film dépeint ce moment où les femmes, au sortir de la guerre, questionnent le modèle patriarcal. Quand la mère ne le remet que très partiellement en cause dès qu’il s’agit de défendre ses enfants, ses filles manifestent un réel désir d’autodétermination. Le père, l’instituteur du village, a un rapport ambigu à cette libération, encourageant sa cadette tout en brimant l’aînée. C’est un personnage complexe, qui incarne les processus de domination tout en s’affirmant antimilitariste. Autant de destinées qui s’influencent les unes les autres. «Je voulais montrer que les familles sont avant tout des systèmes où les relations sont tellement imbriquées que la trajectoire de l’un a un impact sur celle de l’autre.»
Cela passe, à l’écran, par un subtil travail de chevauchement de la bande-son, où des musiques ou des ambiances sonores anticipent ou prolongent des scènes. «Même si certaines scènes sont très elliptiques, et que l’on suit beaucoup de personnages, nous avions besoin, avec mon monteur, de trouver des formes pour créer des enchaînements, et souligner ces influences interpersonnelles. On a affiné en salle de montage ce système basé sur le son, qui était déjà présent dans le scénario. Il y a très peu de musique dans le film, elle est toujours diégétique, que ce soit le gramophone ou les chants, mais elle se poursuit parfois sur d’autres scènes.»
«Pour moi, dans la montagne, la couleur dominante, c’est le ciel.»
Le travail sur l’image, quant à lui, contribue à nourrir la sensation de huis clos, mais aussi d’un temps suspendu. «En préparant le film, j’ai dit à mon chef opérateur Mikhail Krichman: « Je veux que ce soit un film peint. » Je lui avais donné des références picturales, des textures, des couleurs, des cadres, et l’idée d’une caméra qui ne bouge pas trop. Je souhaitais que l’on voie les humains au milieu d’un nature complice et hostile à la fois, une conception de la nature proche de celle des peintres romantiques. Les hommes et la nature sont sur le même plan. Je me suis beaucoup demandé quelle serait la couleur du film. C’était un passé récent, et je ne voulais pas d’une nostalgie sépia. Et puis je suis tombée sur l’autochrome, une technique brevetée au début du XXe siècle par les frères Lumière, des photos peintes avec peu de couleurs. J’y ai vu la coexistence du passé et du présent. J’ai proposé à mon chef op’ de travailler avec un fond désaturé, et très peu de couleurs primaires. Avec une dominante bleu clair, parce que pour moi, dans la montagne, la couleur dominante, c’est le ciel.»
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Vermiglio
de Maura Delpero
Avec Martina Scrinzi, Rachele Potrich, Giuseppe De Domenico. 1h59.
La cote de Focus Vif: 4/5
Vermiglio, région du Trentin, hiver 1944. Le village vit au son étouffé de la guerre qui se termine au loin. Lucia, la fille aînée de l’instituteur, tombe amoureuse de Pietro, un mystérieux déserteur. Leur union va bouleverser la vie de la famille, et de la communauté. Chacun questionne son rapport à la soumission et à la liberté, la légitimité de ses désirs propres, sa place dans un monde qui ne sera plus jamais le même. Cette chronique naturaliste d’une grande subtilité traversée en sourdine par la violence des hommes s’ancre dans l’intime le plus délicat pour toucher du doigt l’universel. Servi par une superbe direction artistique, et un jeu plein d’authenticité, le film livre la peinture intemporelle d’émancipations individuelles dont le prix à payer est la fragmentation de la famille.
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