
Manele Labidi, à propos de Reine mère: «Un des mots d’ordre était: on va faire un film mal élevé»
Remarquée avec son premier long Un divan à Tunis, Manele Labidi revient avec un nouveau film inclassable, Reine mère (dans les salles le 12 mars), porté haut par Camelia Jordana et Sofiane Zermani.
«J’ai beaucoup de mal à pitcher le film, même si l’histoire est finalement assez simple, s’amuse la réalisatrice. On pourrait dire récit d’immigration, film fantastique avec un ami imaginaire, comédie musicale, chronique sociale, drame familial, comédie populaire. Ça fait un peu méli-mélo, mais dans ma tête c’est très articulé!» Tentons donc un pitch. Alors que chez elle, ça s’aime beaucoup et ça crie un peu, Mouna aimerait bien s’échapper de temps à autre à l’école, où elle rêve de se réinventer. Sauf que le cours d’histoire la renvoie brutalement à une lourde assignation: elle est et sera toujours l’Arabe, de celles et ceux que Charles Martel bouta vaillamment hors de France à Poitiers en l’an 732. Quelle n’est donc pas sa surprise quand elle croise dans la cours de récré Charles Martel lui-même, avec lequel elle va nouer une alliance contre nature pour se battre contre les petits récits imposés par la grande histoire.
Mémoire collective
Comme son héroïne, Manele Labidi a grandi en France dans les années 1990. Et ce qu’il y a peut-être de plus autobiographique dans le film… c’est Charles Martel. «Un film, c’est toujours un long processus. Mais les choses ont commencé à bouger dans ma tête quand en parlant avec mes sœurs et mes cousines, on s’est aperçues qu’on avait toutes été confrontées à la même histoire à l’école à propos de Charles Martel, et qu’on avait toutes eu la même réaction: la honte d’être nous-mêmes, d’être arabes. Au début des années 1990, dans le champ politique et dans la pop culture, le racisme était complètement décomplexé. C’est à ce moment précis que j’ai réalisé que j’étais arabe, et que ça allait être chaud. J’ai compris qu’une histoire était racontée sur nous, sur laquelle je n’avais aucune maîtrise. J’étais piégée dans un narratif, mais en commençant à m’intéresser à lui, je me suis rendu compte que Martel lui-même était prisonnier du roman national! C’est devenu un complice pour mon héroïne. Je me suis aperçue qu’ainsi, je pourrais parler du racisme, sans en faire un film à message, à travers le cinéma de genre, avec un personnage qui sort de notre mémoire collective comme d’un écran, un peu comme dans La Rose pourpre du Caire. Cette transgression de la fiction vers le réel me plaisait, et cela me permettait d’aborder sereinement mon sujet.»
«Cette transgression de la fiction vers le réel me permettait d’aborder sereinement mon sujet.»
Il faut dire que Reine mère abat des murs, fait fi de tout ce qui cloisonne, des identités qui séparent comme des assignations qui immobilisent. Avec le film, Manele Labidi voyage de genre en genre, mais aussi dans différents espaces-temps. Il y a Charles Martel, bien sûr, échappé de la grande histoire. Mais aussi la petite fille qu’a été la réalisatrice, réincarnée dans le personnage de Mouna. «J’ai l’impression que j’utilise le cinéma comme une machine à voyager dans le temps pour aller consoler la petite fille que j’étais à l’époque et qui elle n’avait pas accès aux outils de l’imaginaire. Grâce à eux, je peux réparer quelque chose, et imposer un personnage qui agit plutôt qu’il ne subit. Je ne suis pas exactement Mouna; moi à l’époque, je me suis pris la violence en pleine face. On n’en parlait pas aussi librement, d’autant qu’elle adoptait une forme différente. Le cinéma est un instrument qui me permet de produire mon propre récit, de produire des images qui m’ont manqué, qui manquent toujours. Certes, je pars du réel, mais il y a quelque chose de l’alchimie, partir du trauma, de la souffrance, et les transformer en trouvant une forme qui permette de transcender la souffrance. Produire du récit, c’est échapper à l’assignation.»
Couple arabe et hollywoodien
Il n’y a pas que Mouna qui s’évade dans Reine mère, Manele Labidi a aussi voulu offrir une représentation nouvelle de la conjugalité arabe, qui défie toutes sortes de stéréotypes –tant souvent à l’écran, ces hommes et ces femmes sont des fonctions avant d’être des personnes. «En fait, j’avais envie de mettre en scène un couple qui pour moi est d’une grande banalité. Sauf que dans l’imaginaire collectif, ces femmes et ces hommes arabes ne sont jamais vraiment présentés comme ça. Ce sont souvent des couples définis par le travail, la parentalité, le système qui les écrase, pour lesquels l’idée même de l’amour est absente. Ils sont lissés, sanctifiés même, ils n’ont ni aspérités, ni complexité –une image finalement assez déshumanisante. Et je voulais un vrai couple de cinéma, flamboyant, désirable. Dans le cinéma français, les hommes arabes sont soit écrasés, soit diabolisés. Les femmes arabes, elles, sont soit dans le sacrifice, soit à sauver. Mais où est le désir? J’aurais pu ne faire le film que pour l’image manquante de ce couple arabe et hollywoodien, que j’ai trouvée chez Sofiane et Camelia.»
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«J’utilise le cinéma comme une machine à voyager dans le temps pour aller consoler la petite fille que j’étais.»
Battre en brèche les idées reçues, c’est aussi exercer sa liberté d’autrice et de cinéaste. «J’ai bien conscience que mon film n’adopte pas une forme bourgeoise. L’un des mots d’ordre sur le tournage était: on va faire un film mal élevé, impoli. Souvent avec les films qui traitent d’immigration, on dit d’eux, comme une chose positive, qu’ils sont pleins de délicatesse. Moi, je ne voulais pas de délicatesse, je voulais le mélange des genres, le foisonnement. C’est bien de faire des films sociaux et politiques, mais la forme aussi est importante, il ne faut pas avoir peur d’essayer, de créer une grammaire nouvelle. Quitte à ne pas plaire à tout le monde, ou à se tromper. Je m’y suis autorisée, et j’ai eu la chance qu’on m’en donne les moyens. Qu’on me permette de ne pas faire un film réconciliateur, qui traiterait du racisme avec un happy end. Il n’y a pas de happy end au racisme. Ç’aurait été cynique de boucler le film en disant que tout est bien qui finit bien. Le racisme ne peut être traité que sous la forme de la chronique, il ne peut pas avoir de forme narrative bouclée, on est toujours les pieds dedans.»
C’est donc ça, ce petit truc en plus, qui suscite l’adhésion pour le film alors même qu’on en voit les fragilités et les imperfections: le côté mal élevé.
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