Lukas Dhont (Close) : « Si j’étais un peintre, je serais un expressionniste »
Titre - Close
Genre - Drame
Réalisateur-trice - Lukas Dhont
Casting - Eden Dambrine, Gustav De Waele, Emilie Dequenne
Durée - 1h45
Avec Close, son deuxième long métrage, le jeune réalisateur gantois Lukas Dhont (Girl) réussit un drame intense et très personnel, déjà couvert de récompenses. Il se confie sur la genèse difficile de ce secouant et douloureux récit d’apprentissage.
Le défi était de taille pour Lukas Dhont, dont le premier long métrage légitimement célébré, Girl, lui avait permis en 2018 de rafler la Caméra d’or à Cannes et l’avait même envoyé de l’autre côté de l’Atlantique pour faire campagne pour les Oscars. Comment réussir son deuxième film après pareil coup d’éclat? La réponse qu’apporte aujourd’hui le jeune réalisateur gantois est limpide: en revenant à soi et en tendant vers l’universel à partir d’une matière on ne peut plus personnelle. Mais le chemin fut difficile et sinueux… Peu de temps après la sortie de Girl, en effet, Lukas Dhont annonçait s’atteler à l’écriture d’un film policier. Avant de faire machine arrière. “L’écriture de ce polar, je m’y suis lancé tête baissée, nous confiait-il ainsi déjà il y a deux ans chez lui à Gand. Parce que j’avais peur. Je ne savais pas vraiment quoi faire. Et je voulais camoufler ça en me consacrant immédiatement à quelque chose. La vérité, c’est que je cherchais désespérément un truc qui pourrait me passionner autant que l’histoire de Girl.”
Ce “truc”, comme il dit, il a fini par le trouver. Et il arrive ces jours-ci sur les écrans sous le nom de Close. Véritable bête de festivals ces derniers mois (Grand Prix à Cannes, récompenses à New York et Sydney, en Californie et en Hongrie…), le film s’attache à dépeindre la fragile beauté de l’amitié fusionnelle qui unit Léo et Rémi, deux préadolescents de 13 ans que leur entrée à l’école secondaire va violemment confronter à des questions de masculinité, le regard et le possible jugement des autres faisant bientôt éclater leur bulle d’intimité. Nous fixant rendez-vous à Bruxelles à la fin du mois d’août, Lukas Dhont a alors accepté de jeter un œil dans le rétroviseur pour tenter de comprendre ce qui l’a conduit à faire ce film: “Je pense que pour chaque film qu’on voit, il y a 100 films qu’on ne voit pas. C’est-à-dire que moi je sais quels sont les thèmes qui m’intéressent en ce moment. Mais ces sujets-là, il est possible de les traiter de tant de façons différentes… Je savais que je voulais faire quelque chose sur la masculinité, mais il y avait tout un éventail de films possibles à partir de là, et qui souvent dialoguaient les uns avec les autres. Donc dans ma tête, il y avait un polar en discussion avec un film très intime autour d’une amitié entre garçons, mais il y avait aussi un film historique en costumes par exemple… Pour mon deuxième long métrage, j’avais envie de quelque chose qui soit à la fois très différent de Girl et qui en même temps s’inscrive dans une certaine continuité, parce que je cherche à construire un univers qui est cohérent avec moi, avec qui je suis vraiment. Et donc quand j’ai annoncé que j’étais en train d’écrire un polar, j’étais persuadé à ce moment-là que c’était effectivement le bon chemin à prendre pour suivre mon désir le plus fort. En avançant, cependant, j’ai pris conscience que mon désir n’était pas vraiment là et que je devais retourner vers un autre film qui était dans ma tête. Celui du drame intime.”
Close
Dans Close, le deuxième long métrage de Lukas Dhont (Girl), l’amitié tendre et fusionnelle qui rassemble Léo (Eden Dambrine) et Rémi (Gustav De Waele), deux préadolescents, alimente à l’école les soupçons de relation homosexuelle. Ce qui pousse le premier à prendre ses distances avec le second, et amène le récit sur le terrain du drame. Brutal… Grand Prix ayant littéralement explosé l’applaudimètre sur la Croisette en mai dernier, le film joue de la subtile polysémie de son titre pour travailler aussi bien le motif de la proximité que celui de la fermeture. Le résultat, à la fois pudique et ultrasensible, charrie des torrents d’émotions.
De Lukas Dhont. Avec Eden Dambrine, Gustav De Waele, Émilie Dequenne. 1 h 45. Sortie: 02/11. 8Retour aux sources
Là où Girl résultait d’un processus très intuitif amorcé dès la fin de l’adolescence, Close s’inscrit, lui, dans une démarche et une recherche beaucoup plus rationnelles et resserrées dans le temps. “Ce qui était très difficile avec Close, c’est que je n’avais pas ce temps de maturation à ma disposition. Pire: je ressentais du stress, en moi et autour de moi, une vraie pression pour faire quelque chose de nouveau qui pourrait marcher comme Girl avait marché. Et en même temps, je ne pouvais plus espérer ressentir ce sentiment de nécessité viscérale que tu peux avoir au moment d’accoucher d’un premier film. Un premier film, ça sort vraiment de ton corps à la manière d’un exorcisme. La naissance de Close s’est faite de manière beaucoup plus réfléchie. J’étais davantage dans le conscient, et ce n’est pas forcément l’idéal. L’hyper conscience a en effet tendance à bloquer l’impulsivité, les intuitions, les émotions qui viennent du ventre…”
Paniqué, le jeune cinéaste cogite beaucoup et traîne sur YouTube, tape “réalisateur” + “deuxième film” et regarde des vidéos qui évoquent l’angoisse de ne pas être capable de rebondir après un premier succès. “Sans surprise, tout le monde s’accordait à dire que c’est l’enfer total de se lancer dans un deuxième film (sourire). C’est pour ça aussi que l’idée d’un polar était assez séduisante, parce que ça supposait d’investir un genre qui a des codes très établis, qui répond à des constructions bien spécifiques… Alors que retourner vers l’intime, c’est autre chose. Mais dès que j’ai posé les premiers mots du scénario de Close sur une feuille de papier, j’ai senti, en fait, que ce film venait de loin, qu’il était là, à l’intérieur de moi, depuis longtemps déjà. Et ça, ça m’a énormément rassuré. Bien sûr, je devais encore lui trouver une forme adéquate, mais j’avais à ce moment-là la certitude que je pourrais porter cette histoire jusqu’au bout. Et que je pourrais en faire quelque chose de plus grand que moi, quelque chose de pas seulement personnel mais de vraiment universel.”
Dhont amorce alors un vrai mouvement de retour aux sources, qui le ramène à son histoire et ses souvenirs. Un jour, il rend visite à sa grand-mère dans le village où il a grandi. “Elle avait organisé une visite à mon école primaire. Quand une de mes anciennes institutrices devenue directrice m’a vu arriver, elle s’est mise à pleurer. Et je ne savais pas si elle pleurait parce qu’elle était fière ou parce qu’elle a aussi ressenti la douleur qui était la mienne à cet âge-là. Enfant, je passais mon temps seul sur un banc dans la cour. Je n’éprouvais pas de réel sentiment d’appartenance. Je n’étais inclus ni dans les groupes de filles ni dans les groupes de garçons… En revenant dans cette école, et en passant du temps dans les classes, je me suis replongé dans une certaine atmosphère qui a favorisé tout un jaillissement de souvenirs. Ce retour vers l’enfance, il était important pour moi. Avec Girl, j’ai voyagé pendant un an et demi, soit une longue période durant laquelle j’étais partout et nulle part à la fois, où je me débattais en permanence avec les opinions des autres, les louanges, les questions, les critiques, les reproches… J’avais besoin de retourner à quelque chose de très primaire. Parce que je pense que je fais aussi des films pour l’enfant ou l’adolescent que j’étais. Et qu’il m’était nécessaire de me rappeler à cette idée pour pouvoir continuer. Bon, là je le rationnalise après coup évidemment, mais disons que je ressentais vraiment quelque chose de cet ordre-là.”
La blessure, la vraie
Drame situé à la bascule entre l’enfance et l’adolescence, Close est un film qui parle de la perte et de la culpabilité, et donc de la fin irrémédiable d’une certaine innocence. “À l’adolescence, beaucoup de camarades, essentiellement des garçons, ont essayé de se rapprocher de moi. Mais parce que j’avais peur du regard des autres, voire parfois des insultes, j’ai choisi de demeurer très distant. Cette attitude de recul, d’éloignement, est toujours restée une blessure pour moi. Close est vraiment un film que j’ai réalisé en hommage à tous ces amis que j’ai tenus à l’écart ou que j’ai perdus. J’avais donc envie de montrer une amitié physique, fusionnelle, intime, entre deux garçons. Notamment aussi parce que je crois que ce n’est pas quelque chose que le public est habitué à voir au cinéma. Quand il est question d’une forme de sensualité entre hommes, il y a toujours la tentation de coller des étiquettes, de faire rentrer les choses dans des cases. Or j’avais précisément envie de m’approcher de la beauté et de la fragilité qu’il y a à voir deux garçons simplement couchés l’un à côté de l’autre dans un lit. Mais aussi de montrer comment la rupture, la distance, peuvent survenir une fois qu’ils se retrouvent confrontés au regard du monde, comment la tentation des gens de toujours vouloir mettre tout dans des boîtes peut abîmer et casser tout ça. Au cinéma, la thématique du cœur brisé est souvent traitée sous l’angle de la relation amoureuse ou sexuelle, mais très peu sous celui de la relation amicale. Pourtant, je crois que beaucoup de gens peuvent connecter avec ce type très singulier de blessure.”
Tous les enjeux de Close se trouvent en quelque sorte résumés dans la polysémie du titre même du film, qui, en anglais, renvoie aussi bien à l’idée de proximité qu’à celle de fermeture. “J’aimerais dire que ce titre s’est imposé à moi avec la force de l’évidence, mais en fait non, pas du tout (sourire). Le titre a changé plein de fois. Personnellement, j’étais très attaché à celui-ci: We, Two Boys Together, Clinging. C’est le nom d’une peinture de David Hockney, inspirée par un poème de Walt Whitman sur deux soldats liés par une camaraderie très intense, très intime… Je trouve le verbe “to cling” très fort. C’est vraiment l’idée d’essayer de garder quelqu’un aussi proche de soi que possible, et ça convenait parfaitement à mon histoire. Mais j’ai dû l’abandonner pour plein de raisons. Le titre était notamment vu comme trop poétique, ampoulé… Enfin, bref. Le titre de mon premier film, Girl, était une vraie déclaration d’intention. Je me suis alors dit que je pourrais à nouveau opter pour un seul mot, le plus représentatif de la proximité entre mes deux personnages. Et puis l’idée d’enfermement que dégage aussi le mot fonctionne évidemment avec le thème de la culpabilité qui, pour moi, est quelque chose de très physique, qui emprisonne littéralement. C’est comme ça que Close a fini par s’imposer sur le tard. Pour moi, on fait un film trois fois: à l’écriture, à la réalisation et puis au montage. Et j’aime bien, en fait, l’idée de ne décider du titre qu’au moment du montage. Parce que le film que les gens verront, c’est vraiment celui-là.”
Se connecter avec le monde
Girl se terminait peu ou prou sur une scène de violence physique particulièrement secouante. Dans Close, l’événement paroxystique et tragique intervient plus tôt dans le film, mais semble confirmer une tendance à aller chercher les grands moments de drame exacerbé, entre inconfort et sidération. “Si j’étais un peintre, je crois que je serais un expressionniste. Je m’exprimerais à travers de grands mouvements de pinceau, combinés à d’autres très petits, pour évoquer quelque chose qui peut émouvoir mais aussi déranger. Je pense que j’ai envie de m’attaquer à travers mes films à des thèmes difficiles, voire tabous. Et donc j’ai aussi envie de parler de la violence, mais sans volonté de choquer gratuitement. Je veux le faire de la manière la plus pudique possible. Mais l’adolescence est un âge violent, c’est indéniable. Ce que j’exprime à travers ce film, c’est aussi tout ce que j’ai été incapable d’exprimer quand j’étais plus jeune. Dès la jeune adolescence, on nous bombarde en effet d’images d’hommes forts et virils, et on apprend à se déconnecter de notre monde intérieur, à ne pas avoir le même langage émotionnel qu’une fille, à être indépendant, protecteur… Et ça crée des hommes très déconnectés du monde, des hommes solitaires, des hommes tristes, des hommes fâchés…”
Thérapeutique, le cinéma selon Lukas Dhont? “Non, faire des films ne me soigne pas. Et puis c’est dur de passer plusieurs années avec un film comme celui-là. Mais c’est comme une urgence, une nécessité que je ressens. Et c’est vraiment dans l’idée de me connecter avec d’autres gens. J’étais un enfant très solitaire, très fermé, et là avec mes films, j’essaie de venir au contact avec les autres. Parce que mes films sont les expressions les plus honnêtes, les plus authentiques, de qui je suis et de ce que je ressens. Moi je suis bien meilleur avec les images qu’avec les mots. Je fais des films pour me connecter avec le monde.”
Toute première fois
Fulgurantes révélations de Close, Eden Dambrine et Gustav De Waele font leurs premiers pas au cinéma devant la caméra de Lukas Dhont.
À l’écran, ils sont Léo et Rémi, deux jeunes adolescents littéralement soudés par un lien d’amitié indéfectible que le regard des autres et le besoin de catégoriser vont séparer brutalement…
Eden Dambrine: Lukas m’a repéré un jour dans le train, alors que je rentrais chez moi avec quelques amis. Il est venu me voir et m’a demandé si j’étais intéressé de jouer dans un film. Tous mes amis étaient choqués. Et moi aussi, j’étais choqué. C’était un peu comme dans un rêve. Je lui ai dit que je ne connaissais absolument rien au cinéma, mais il m’a répondu que ce n’était pas grave. J’ai alors appelé ma maman, qui était quand même un peu méfiante. Mais Lukas s’est présenté et je connaissais son nom, parce que je suis dans la même école de danse que Victor Polster, l’acteur de Girl, son précédent film.
Gustav De Waele: Moi, c’est un peu moins spectaculaire (sourire). En fait je me suis inscrit dans une école d’art parce que le théâtre m’intéresse. Et j’ai simplement voulu tenter un casting de cinéma pour voir si c’était mon truc. Il y avait beaucoup d’autres garçons, bien sûr. Mais c’est là que j’ai rencontré Eden, et il y a tout de suite quelque chose qui s’est produit entre nous. On était d’emblée très proches et je crois que Lukas l’a vu et que c’est ça qu’il cherchait: une amitié pure qui n’est pas jouée.
E.D.: Au début, moi, j’étais très stressé. Gustav aussi, je pense. On était tendus d’avoir de grosses caméras braquées sur nous. Mais Lukas nous a beaucoup aidés pour être vraiment sur le naturel. Il est toujours souriant, très bienveillant. Mais il est très perfectionniste aussi. Il sait très bien ce qu’il veut. Il ne va jamais se contenter d’une scène si c’est un neuf ou un dix sur dix. Il va recommencer jusqu’à ce que ce soit un onze ou un douze sur dix. Il veut toujours que ce soit mieux que parfait. Il peut rester jusqu’à cinq heures sur une scène pour obtenir ce qu’il veut vraiment. Et il ne veut pas qu’on dise des phrases toutes faites. Ça veut dire que c’est nous qui devons trouver nos mots.
G.D.W.: En fait, il nous a laissé lire le script une fois, et puis il nous a dit qu’on ne pouvait plus le regarder et qu’il fallait tout oublier. Il nous donne quelques indications puis il nous laisse choisir ce qu’on veut faire dans la scène. C’est vraiment très ouvert. Mais donc parfois tu ne sais pas si c’est bien. Surtout qu’il ne nous laissait jamais regarder ce qu’on avait tourné. Et en y repensant, je crois qu’il a raison. Parce que si on se regarde faire les choses, on va avoir trop conscience de soi et on va perdre de la spontanéité.
E.D.: Parfois, on se faufilait pour regarder les rushes mais son assistante était très sévère avec nous si elle nous surprenait (sourire).
G.D.W.: Il y a quand même eu un moment d’émotion, c’était une des toutes premières scènes que je devais tourner. La scène où Léo et Rémi se battent dans la chambre après que Léo s’est déplacé du lit. À la fin de la scène, je ne me sentais pas bien. C’était vraiment difficile pour moi. Parce que c’était vrai. Ce que je ressentais était vrai. C’est-à-dire que j’étais réellement fâché sur Léo. Mais après, j’ai appris à me débarrasser de ce genre d’émotion. Lukas m’a beaucoup aidé pour ça.
E.D.: Moi aussi, après la première scène où j’ai dû montrer beaucoup d’émotion, je me suis senti submergé de tristesse. Je suis sorti dehors et il y avait plein de questions qui se bousculaient dans ma tête. C’est quelque chose de très bizarre. J’étais vraiment en train de flipper. Mais comme Gustav, j’ai peu à peu appris à ne plus me retrouver coincé avec ce genre de sentiment.
G.D.W.: C’était quand même très étrange. Tu es là comme acteur, donc tu es censé un peu travailler, mais il y a aussi toutes ces stars autour de toi. Moi j’ai eu une photo avec Tom Hanks, qui est quand même une de mes célébrités préférées, donc c’est assez spécial (sourire). Et puis cette sensation d’être aimé par les gens, c’est bizarre mais c’est chouette aussi.
E.D.: Moi en descendant de l’avion, quand j’ai vu qu’il y avait une hôtesse de l’air avec mon nom écrit sur un carton du festival de Cannes qui m’attendait pour m’amener à une voiture, franchement je n’en revenais pas. Clairement, j’y ai passé la meilleure semaine de ma vie, mais en rentrant à la maison après, tu te sens quand même un peu seul et dépressif (sourire). Le truc le plus fou qui m’est arrivé là-bas? Un jour en rentrant à l’hôtel, je croise Austin Butler, l’acteur qui a joué dans Elvis. Je ne m’y attendais pas du tout mais il m’a reconnu, il m’a parlé du tapis rouge et puis il m’a serré dans ses bras. En plus, j’adore Elvis Presley, donc j’ai vraiment failli tomber dans les pommes.
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