Samedi 24 mai, Luc et Jean-Pierre Dardenne reçoivent le Prix du scénario pour Jeunes mères, leur dixième film présenté en compétition à Cannes. C’est leur neuvième prix cannois, dont deux Palmes d’or, faisant d’eux les cinéastes les plus primés de l’histoire du festival. Avec ce nouveau film, ils conjuguent leur cinéma au pluriel, s’essayant pour la première fois à un récit choral, mais toujours en prise avec le réel, ses déterminismes et ses éclats de lumière. On ne sait pas si la part de lumière que la fiction offre à leurs cinq jeunes mères –Jessica, Perla, Ariane, Julie et Naïma– résistera à l’armée des ombres. Mais le temps d’un film, on a vécu à leurs côtés, vu ce qui les empêche et l’énergie qu’elles déploient pour s’affranchir de la fatalité de la reproduction sociale qui les menace, portées à bout de bras par les discrètes abeilles ouvrières d’une maison maternelle qui leur donnent, à un moment pivot de leur existence, les moyens d’exercer leur libre arbitre. Comme un instant d’humanité partagé. Ceux qu’il suffit désormais d’appeler «les frères» se confient sur ce nouveau film, qui a en partie rebattu les cartes de leur manière d’écrire, et de tourner.
Quelles sont les origines du projet?
Jean-Pierre Dardenne: Au départ, nous avions un début de scénario, une jeune fille de 16 ans qui habite dans une maison maternelle et ne ressent rien pour son bébé. Elle rencontre alors un jeune homme. Réussira-t-elle à construire quelque chose, à changer de vie? On est allés observer une maison maternelle pour se documenter et on a été saisis par l’atmosphère, la vie dans sa force et sa fragilité qu’on trouve dans cet endroit, où l’on essaie d’aider ces jeunes filles à devenir des individus. Il y avait de la joie et de la lumière. Ces bébés qui parfois crient, agacent, ça a dû remuer quelque chose en nous. Un jour en rentrant d’une visite, on s’est dit: nous qui voudrions changer notre manière d’écrire et de raconter des histoires, pourquoi ne nous intéresserions-nous pas à ce qui se passe dans cette maison? Cela voulait dire inévitablement plusieurs personnages, un gros changement de paradigme pour nous. C’est parti de là. D’une intuition, plus que d’histoires spécifiques.
Qu’est-ce que cette multiplicité d’incarnations a changé pour vous?
Luc Dardenne: Beaucoup. Il fallait avec chaque personnage définir les moments signifiants, forcément plus rares, qui allaient permettre de partager une histoire complexe, tout en pratiquant de grandes ellipses. Au début, le film s’appelait La Maison maternelle. On pensait que tout se passerait à l’intérieur. En travaillant, on s’est dit: attention à ne pas s’enfermer, à ne pas faire quelque chose de trop construit. Alors, on a choisi de se laisser porter par les récits individuels. On a été attentifs à ne pas tomber dans le catalogue, à ne pas vouloir exposer toutes les facettes d’une maternité précoce, pour que chacune ait son individualité, sa propre histoire. C’est quand on a commencé à entrelacer les récits qu’on a élagué pour construire. La grande question qui s’est posée à l’écriture, au tournage et au montage, c’était comment retrouver un personnage après l’avoir abandonné pendant plusieurs scènes. Ça ne nous était jamais arrivé. Et puis, on voulait offrir à chacune, en fin de parcours, une lumière.
C’est un choix presque militant, tant elles doivent lutter contre les déterminismes, le risque de la reproduction sociale.
J.-P.D.: Je n’aurais pas spontanément employé le terme de «militant», mais il y a de ça. La fiction offre cette possibilité, par rapport à la réalité. Une possibilité qui valait la peine d’explorer. Montrer un espoir, même fragile, même si on sait bien que la réalité n’est pas tout le temps comme ça.
«Il fallait à tout prix que notre film soit un objet vivant.»
Ce sont de très jeunes femmes, qui ont un pied dans l’enfance, et donc encore une capacité de résistance. Cet endroit de résistance, ça vous parle?
L.D.: Oui, c’était sans doute important pour nous de prendre les personnages à ce moment-là de leur vie. Il y a des femmes plus âgées dans certaines maisons maternelles, et c’est plus compliqué d’y trouver de l’espoir. La maison que l’on a visitée était destinée aux mères mineures, qui ont encore la possibilité de renverser la vapeur, c’est un sas pour elles. Pendant 18 mois, elles sont entourées de gens qui leur veulent du bien, les accompagnent, les poussent à penser un projet. Pour préparer l’après, devenir autonomes. Une occasion de retrouver un contact avec la vie, et peut-être, de sortir de la violence. Les éducatrices jouent elles-mêmes un rôle de mère. Des liens durables se créent.
Comment avez-vous pensé les différents personnages, leurs enjeux?
J.-P.D.: Jessica est l’héritière de la première histoire que nous avions pensée. C’est une fille qui court, qui cherche sa mère désespérément. Perla vit dans l’illusion de fonder une famille, famille qu’elle n’a jamais eue, qu’elle voit chez sa sœur. Elle fantasme la maternité, elle pense que c’est un ticket pour le bonheur. Elle doit perdre cette illusion, et se réconcilier avec sa sœur pour lui demander de l’aide. Ariane est celle qui fait le choix de se séparer de son enfant ,de lui souhaiter une vie meilleure. On sait que la plupart de ces filles vivent une continuité générationnelle, un destin qui se répète. Et puis, il y a la précarité et la pauvreté. Mais notre obsession, c’était de montrer comment la vie et l’espoir s’imposent malgré tout. Finalement le film était comme hanté par les 60 ans d’histoire de la maison maternelle dans laquelle nous avons tourné, il y avait toutes les photos qui nous rappelaient ça. Il fallait à tout prix que notre film soit un objet vivant.
Ce qui rend le film vivant, ce sont justement les bébés, leur spontanéité. Comment cela a-t-il changé votre manière de travailler?
L.D.: On a fait beaucoup de répétitions, comme d’habitude. Il y a toujours un petit temps d’adaptation avec les jeunes comédiens, plus on vieillit, plus ils peuvent avoir peur au début de paraître idiots face à nous, mais ça a été vite dépassé. La grande différence pour nous, c’était les bébés. On a répété avec des poupées, mais quand les bébés sont arrivés, ça a forcément changé la donne. C’était l’irruption de la vie dans le plan. La priorité, c’était de bien tenir les bébés, mais aussi de jouer avec eux, quitte à changer, bouger la réplique. Les bébés, c’était un élément documentaire dans le plan, un imprévu permanent. Il y a eu des hasards heureux, des moments de grâce. Pour nous, ça a changé deux choses très importantes. D’abord, on a perdu le goût de la perfection. Avant, on recommençait, pour décaler à peine la caméra, régler au millimètre un déplacement. Mais là, quand ça s’était bien passé avec un bébé, nous étions contents. La deuxième chose, c’est qu’on a eu le plaisir d’aller plus vite pour tourner. C’est amusant, car c’était l’équipe qui nous incitait à ralentir, alors que nous étions satisfaits à l’idée d’aller plus rapidement.
J.-P.D.: Les bébés ont généré une sorte d’allégresse sur le tournage, qui se retrouve, j’ai l’impression, dans le film, comme un vent qui souffle dans les branches.
Comment avez-vous vécu cette nouvelle expérience cannoise, couronnée par un nouveau prix?
L.D.: C’est à chaque fois différent. En vivant cette expérience avec nos jeunes actrices, c’était comme si c’était notre première fois. On a partagé leur enthousiasme, leurs craintes, leurs questions.
J.-P.D.: Moi, pendant la projection, j’ai été pris dans le film, je me suis laissé surprendre par leur performance. C’est magnifique de recevoir le Prix du scénario, mais ce qui est encore plus émouvant, c’est qu’un scénario ne prend vie que parce qu’il y a cinq comédiennes devant la caméra, et que nous avons pu partager ce prix avec elles. Elles ont fait plus que lui donner vie, elles l’ont transformé, autant dans les dialogues que dans les silences.
Jeunes mères
Drame de Luc et Jean-Pierre Dardenne. Avec Babette Verbeek, Elsa Houben, Janaïna Halloy Fokan. 1h45.
La cote de Foucs: 4,5/5
Elles sont jeunes, très jeunes, tout juste mères ou sur le point de l’être. Le temps d’une pause qui tient autant du répit que du sursis, elles sont hébergées dans une maison maternelle, où on les accompagne pour commencer à panser leurs plaies, et trouver les moyens d’offrir le meilleur à leur enfant. Le cinéma des Dardenne, viscéral, toujours, un cinéma de corps plus que de mots, est dans l’observation sans jamais être surplombant. Déployant pour la première fois une forme chorale, «les frères» s’attachent à faire exister chacune de leurs protagonistes, avec un sens de l’ellipse qui évite le spectaculaire pour être dans la vie, sa trivialité et son âpreté. Une vie souvent dure, exposée sans misérabilisme mais sans fard non plus, à laquelle ils font le choix assumé et presque militant d’offrir une part de lumière.
Jeunes actrices
Elles ont entre 16 et 22 ans, rêvent de devenir avocate, de retrouver l’énergie d’un plateau, de pouvoir choisir des rôles signifiants, de retourner à Cannes comme réalisatrice ou de faire des films militants qui contribuent à changer le monde, et elles partagent une expérience à jamais inoubliable, celle d’avoir incarné les jeunes mères des frères Dardenne.
Babette, Elsa, Janaïna, Lucie et Samia sont encore un peu dans leur bulle, elles s’amusent, se soutiennent, s’interrompent gaiement et s’encouragent. Toutes se souviennent de la joie, de l’émotion, des larmes, des applaudissements qui fendent le cœur, de ces mercis criés dans la rue, et du jury, ces actrices superstars qui les félicitent les yeux dans les yeux. Un moment suspendu, «un peu bizarre pour une petite jeune fille qui vient de Charleroi», qui vient clore une aventure extraordinaire, faite de travail, de confiance, d’entraide et de partage. Si elles ont toutes leur personnalité, elles parlent presque d’une seule voix quand elles évoquent leur relation avec les Dardenne. «Il y a un truc chez eux où on sent que tout le monde est heureux d’être là, c’est vraiment une famille. Le souvenir que je garde du tournage, c’est cette ambiance et cette joie, cet enthousiasme à travailler.»
Pour nombre d’entre elles, il s’agissait de leur première expérience au cinéma. Les longues répétitions leur ont permis de s’approprier leur personnage, d’autant que les frères «prennent vraiment le temps d’échanger et de voir si on est à l’aise, ils sont hyper à l’écoute, et très ouverts au changement.» «Ce qui m’a marquée, c’est que des hommes de leur âge s’intéressent si bien et si sincèrement à des filles si jeunes, à la situation si éloignée de la leur,» confie l’une des jeunes comédiennes. «C’est parce qu’ils ont un profond amour des êtres humains, ça se sent dans leurs films, mais aussi dans leur manière de travailler», renchérit une autre.