Little Joe: la culture du bonheur
Derrière Little Joe se cache une fleur de laboratoire dont le parfum aurait le don de rendre heureux. Autour de la poursuite du bonheur, un film d’anticipation glacial et brillant de la cinéaste autrichienne Jessica Hausner. Rencontre et critique.
Il plane sur le cinquième long métrage de Jessica Hausner, son premier film en anglais, un délectable parfum de science-fiction à tendance paranoïaque telle que la pratiquait, par exemple, un Don Siegel dans le séminal Invasion of the Body Snatchers, où des individus se voyaient, insensiblement, dépossédés de leur identité. Un trouble guère éloigné de celui dont semblent frappés les protagonistes de Little Joe, une oeuvre où l’obsession du bonheur se cristalliserait dans une fleur rouge vermillon produite en laboratoire, spécimen dont la senteur aurait le don de rendre heureux, moyennant toutefois de possibles effets secondaires. Et une filiation totalement assumée par la cinéaste autrichienne, disciple de Michael Haneke, et autrice précédemment d’Amour fou, autour du romantisme allemand et du poète Heinrich von Kleist. « J’ai tout de suite pensé, en me lançant dans ce projet, au cinéma de genre, explique-t-elle. J’apprécie énormément les films d’horreur et la science-fiction, et notamment le sous-genre que constituent les « films de plantes », si on pouvait les qualifier de la sorte. J’ai toujours aimé également les films où, dans la première partie, on constate que quelqu’un a changé, comme dans L’Invasion des profanateurs ou, plus récemment, dans Get Out. Ils me plaisent parce qu’ils sont sous-tendus par une question philosophique, où l’on en vient à se demander qui est cet autre que l’on croyait bien connaître. J’ai moi aussi voulu recourir au genre horrifique pour l’amener en terrain existentiel. Mais alors que ces films fournissent en général une réponse à toutes les questions dans leur seconde moitié, j’ai opté pour une ligne narrative où le point d’interrogation subsisterait jusqu’à la fin. » L’ambiguïté comme ADN du récit, en somme.
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Si Little Joe fait rimer bonheur avec horreur, ce n’est d’ailleurs pas en recourant à une surenchère d’effets spéciaux, mais en laissant le mystère s’y insinuer, et se propager tel un virus dans un environnement hyper-aseptisé, artificiel mais en même temps tellement crédible. « Dans tous mes films, j’essaie que le récit reste en terrain réaliste, poursuit la réalisatrice. Pour Lourdes, par exemple, j’avais beaucoup enquêté sur les miracles, pour tenter de déterminer quand on pouvait, potentiellement, avoir une guérison spontanée, et parler de miracle, ou non. Dans le cas présent, j’ai essayé de savoir s’il serait possible qu’une plante infecte vraiment des êtres humains. J’ai rencontré à plusieurs reprises des généticiens, des neurologistes et des spécialistes du cerveau, une démarche intéressante dont est ressortie la théorie voulant qu’un virus végétal mute en virus pathogène humain, une idée que nous avons développée progressivement. C’est une possibilité, même si la probabilité est minime. » Le ressort scénaristique est, en tout cas, aussi efficace que vertigineux. Inépuisable, aussi, dès lors que Hausner l’assortit de considérations sur les manipulations génétiques, la confrontation de l’éthique au profit, la maternité voire encore la quête inextinguible de réponses: « Dans Lourdes, la religion était censée fournir les réponses, alors qu’ici, c’est la science. Mais ni les prêtres, ni les savants n’ont toutes les réponses. Mon point de vue sur l’existence, c’est que plus on y regarde de près, plus on va trouver des réponses et des vérités multiples. J’essaie, dans mes films, de montrer ce kaléidoscope d’éléments différents et de vérités même contradictoires pouvant coexister. »
Perspective distante
À sa richesse narrative, le film ajoute une impressionnante rigueur formelle, n’étant certes pas étrangère au sentiment d’étrangeté qui en émane. S’il se déroule pour bonne part dans un laboratoire de phytogénétique, Little Joe applique une même esthétique glaciale et figée à ses différents intérieurs, voire jusqu’aux êtres qui les peuplent. Au point, s’amuse Jessica Hausner, que Martin Gschlacht, le directeur de la photographie, lui a indiqué qu’elle filmait les personnages comme des meubles. « Ce n’est pas tout à fait vrai, même s’il y a un peu de ça, parce que j’envisage une pièce dans son ensemble. Si je vais filmer une pièce où, comme ici, il y a un canapé, des tasses de café et vous, je ne vais pas vous privilégier par rapport au sofa mais veiller à maintenir une perspective un peu distante. J’observe ce qui est en train de se produire, sans juger ce qu’il y a lieu d’en penser. C’est une manière de transmettre ma perception de la réalité, le décor est aussi important à mes yeux que les acteurs. Dans certains films, les comédiens jouent, on comprend ce qu’ils ressentent et on les accompagne; dans mes films, les pièces véhiculent le ressenti. » Jusqu’à teinter les scènes d’une angoisse sourde.
Un effet obtenu au prix également d’une étonnante cohabitation des contraires, à la froideur du dispositif d’ensemble répondant, par exemple, le recours à des couleurs vives, vert, jaune ou orange, et jusqu’au rouge de la plante. Décalage apparent qui est au coeur du travail de la cinéaste viennoise. « Il y a une contradiction en soi, mais ça peut fonctionner, sourit-elle. J’essaie toujours de trouver des acteurs qui puissent survivre à ce genre de style. Sur le plateau, les répétitions peuvent durer longtemps. Les scènes sont longues, et nous les reprenons 20 ou 30 fois, pour régler une chorégraphie incluant les acteurs, les dialogues, la caméra et le décor. La plupart des comédiens apprécient, mais certains ne peuvent pas se répéter aussi souvent et rester « en vie ». Trouver les comédiens du film a été une bénédiction. Emily (Beecham, la chercheuse créant la fleur aux vertus thérapeutiques remarquables, à qui sa prestation devait valoir le prix d’interprétation à Cannes) s’en est vraiment fort bien sortie: au bout d’un moment, elle m’a simplement ignorée, ce qui était une façon pour elle de rester authentique et vivante. Si je vous explique ça, c’est parce que s’il ne s’appuyait que sur son style rigide, le film serait froid ou mort. J’essaie de trouver un équilibre, et les couleurs vives participent également de ce combat contre une chorégraphie stricte à l’excès. » Une méthode que Jessica Hausner a peaufinée au fil des ans et des projets, travaillant depuis ses débuts (son premier long métrage, Lovely Rita, remonte à 2001) avec la même équipe rapprochée, le chef-opérateur Martin Gschlacht déjà mentionné, mais aussi la décoratrice Katharina Wöppermann ou encore sa soeur Tanja, responsable des costumes: « À chaque film, nous franchissons un nouveau pas, nous nous aventurons au-delà des limites du réalisme, et j’en suis fort heureuse. J’ai toujours aspiré à faire des films qui soient stylisés et artificiels tout en étant ancrés dans la réalité. «
La recherche de l’inconfort
En quoi Little Joe, qui ajoute à ses nombreuses qualités une forme toute particulière d’humour à froid, apparaît comme une sorte d’accomplissement, la partition, empruntée au compositeur japonais Teiji Ito, y ajoutant un surcroît de malaise en plus d’une touche abstraite. Une première pour la réalisatrice, qui n’avait jamais travaillé avec une musique préexistante. « Je ne connais pas grand-chose au Japon, mais le kabuki est une forme de théâtre très stylisée. J’ai toujours pensé utiliser de la musique nipponne pour ce film, et Teiji Ito avait écrit les musiques des films de Maya Deren, une cinéaste expérimentale américaine des années 40 et une grande source d’inspiration pour moi. Elle avait l’art de créer des décors effrayants sans que l’on sache vraiment pourquoi, des pièces qui semblent être des personnages et génèrent des émotions, un sentiment renforcé par les compositions de Teiji Ito. C’est une musique sensible, qui entretient le suspense tout en étant parfois ennuyeuse, au point que l’on voudrait presque disparaître en-dessous d’une table tant elle est embarrassante. J’apprécie cette dimension sans réserve, parce que je cherche à susciter un sentiment d’inconfort. Dans mes films, la musique ne doit pas nécessairement servir l’histoire, elle peut aussi travailler contre. C’est un acte posé pour lui-même. » Effet grinçant garanti, à l’image d’un film dont la surface léchée dissimule des failles où la caméra de Jessica Hausner n’attend que de s’engouffrer, en quelque fable explorant la condition humaine avec une ironie nourrie de pessimisme. « Mais, s’esclaffe-t-elle en guise de conclusion, l’espoir n’est jamais qu’une illusion, au même titre que la foi, l’amour ou le bonheur… » Fût-il cultivé sous serre.
DRAME/SCIENCE-FICTION. De Jessica Hausner. Avec Emily Beecham, Ben Whishaw, Kerry Fox. 1h46. Sortie: 25/12. ****
Phytogénéticienne ayant consacré l’essentiel de son existence à son travail, Alice Woodard (Emily Beecham, prix d’interprétation à Cannes) a développé, au gré de ses recherches, une plante ajoutant à sa beauté des qualités tout à fait étonnantes, son parfum ayant le don, moyennant des soins attentifs, de rendre son propriétaire heureux. En attendant d’ultimes tests et la « Flower Fair » qui devra révéler sa découverte au monde, la scientifique décide, outrepassant les règlements du laboratoire l’employant, d’en offrir un spécimen à son fils adolescent, Joe (Kit Connor), la fleur d’un sémillant rouge vermillon se voyant promptement baptisée « Little Joe ». Divers phénomènes étranges, assortis du comportement toujours plus lunatique du garçon, incitent toutefois la chercheuse à s’interroger: et si son invention s’avérait, en définitive, moins inoffensive qu’elle n’en a l’air? À moins, bien sûr, qu’il n’y ait là que le fruit de son imagination…
La « créature » échappant au contrôle constitue, depuis Frankenstein, une figure récurrente du cinéma fantastique. La cinéaste autrichienne Jessica Hausner, autrice notamment de Lourdes et Amour fou, en propose une variation inspirée, pour livrer une fable d’anticipation brillante où, au questionnement sur les manipulations génétiques, s’ajoute une réflexion aiguisée sur la poursuite du bonheur à tout prix. Celui, chimique, dispensé par Little Joe s’épanouirait ainsi au mépris des émotions et des sentiments, comme anesthésiés par les émanations de pollen -vision saisissante dont la déclinaison n’est pas sans rappeler le classique Village of the Damned, de Wolf Rilla. Si le film produit un tel effet, c’est aussi parce que, non contente de laisser planer, tout du long, une ambiguïté aussi fertile que bienvenue, Hausner veille à enrober son propos d’un vernis idoine. Glacée autant que léchée, aseptisée jusqu’à l’inconfort, l’esthétique de Little Joe produit un malaise profond, encore amplifié par la partition empruntée au compositeur japonais d’avant-garde Teiji Ito, propre à dispenser un parfum d’une stimulante étrangeté…
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