Stéphane Demoustier se plonge, avec L’Inconnu de la Grande Arche, dans les méandres de la création de l’arche de la Défense, et retrace le parcours singulier de Johan Otto von Spreckelsen, architecte malgré lui d’un monarque bâtisseur.
L’Inconnu de la Grande Arche
Comédie de Stéphane Demoustier. Avec Claes Bang, Xavier Dolan, Sidse Babett Knudsen. 1h46.
La cote de Focus: 3,5/5
Johan Otto von Spreckelsen a construit sa maison, et trois chapelles. Contre toute attente, il remporte un concours faisant de lui l’architecte officiel du projet pharaonique censé signer la fin de règne de François Mitterrand: l’arche de la Défense. L’arche, ou plutôt le cube, forme qui obsède notre architecte, qui va rapidement se trouver dépossédé de son œuvre, incapable de concilier sa grande idée et les contraintes de la commande. Peut-on demeurer un artiste en acceptant que son rêve soit trahi, pour de basses considérations logistiques, politiques, et budgétaires? Stéphane Demoustier, servi par un casting impeccable, livre une comédie graphique et satirique qui épingle l’hubris du créateur tout en louant sa vision et, surtout, qui éclaire les arcanes du pouvoir, de l’étouffante logique bureaucratique à l’immodestie du monarque bâtisseur.
«C’est par la lecture du livre de Laurence Cossé, La Grande Arche (NDLR: sorti en 2016) que j’ai découvert l’histoire très romanesque de Johan Otto von Spreckelsen», se souvient Stéphane Demoustier. Auteur d’une poignée de longs métrages (dont La Fille au bracelet et Borgo), le cinéaste a débuté sa carrière au ministère de la Culture, dans le département «architecture», où il produit et réalise des documentaires. «J’ai un intérêt et une curiosité pour l’architecture en général, et là, il y avait à la fois un destin romanesque et une dimension collective. L’histoire se situe au mitan des années 1980, alors qu’on entre dans l’ère libérale, et ça racontait aussi quelque chose d’aujourd’hui. Et puis, dès qu’on parle d’architecture, on parle d’esthétique, d’espace, des questions qui intéressent forcément un réalisateur, mais aussi de politique, des considérations urbaines qui engagent la société.»
L’architecte danois Johan Otto von Spreckelsen est inconnu en France lorsqu’il remporte le concours pour désigner le maître d’œuvre de ce projet signature de la présidence Mitterrand. Peu coutumier des us de la néomonarchie française, il pose sur elle un regard d’abord étonné, avant de se perdre dans cette entreprise titanesque, d’abord engluée dans la bureaucratie, puis subvertie par l’alternance du pouvoir. Von Spreckelsen est un artiste bafoué au destin brisé, et un étranger qui révèle les failles de la communauté qu’il intègre.
«Ça m’intéressait de souligner le fossé qu’il peut y avoir chez certains créateurs entre l’idée et le principe de réalité, poursuit le réalisateur. Lorsqu’on est architecte, il faut confronter sa vision au terrain, la rendre fiable, souvent en l’aménageant. Lui est prisonnier de son idée, de son cube. Il n’arrive pas à faire des obstacles un stimulant à sa créativité. Cette tension –jusqu’où faire des compromis?, à partir de quand cela devient-il des compromissions?– est passionnante. On a une figure d’artiste extrêmement intègre et sincère, mais qui est presque victime de ça. Il m’importait également de parachuter un étranger au cœur du microcosme parisien et français, pour mettre en perspective ce dont on n’a plus conscience, ce système de cour, la complexité de la bureaucratie, les jeux de pouvoir, tout ce qui fait partie de la réalité politicienne française. Soudain, ça nous saute aux yeux. Ça donne même un côté comique au film, cette inadéquation avec le monde dans lequel von Spreckelsen est projeté. Ça crée des frictions.»
«Ça m’intéressait de souligner le fossé qu’il peut y avoir chez certains créateurs entre l’idée et le principe de réalité.»
De fait, une certaine forme d’absurde se déploie, nourrie par le physique et le jeu des interprètes. «Ce qui m’animait, c’étaient les contrastes entre les comédiens. Essayer de forcer le trait, ou plutôt, de les accompagner dans ce que leur nature leur dictait de faire. J’aimais que Claes Bang soit aussi grand, ce que je ne savais pas avant de le rencontrer. C’est quelqu’un qui n’est pas à la même échelle que les autres, ça crée un décalage. Face à son côté un peu granitique aussi, j’aimais le fait que Xavier Dolan (NDLR: qui joue un conseiller du président, en charge du projet) soit tourbillonnant, qu’il délivre une logorrhée permanente, une énergie exubérante à mille lieues de celle de Claes Bang. Pour Mitterrand, on s’est demandé s’il fallait qu’on l’imite, qu’on le parodie, finalement on a opté pour l’évocation. Michel Fau convoque quelque chose de lui sans jamais chercher à lui ressembler. Son minimalisme apporte, là encore, un contraste qui génère du comique.»
Si les différents intervenants du projet existent dans les archives qui nous sont parvenues, il restait un mystère: le rôle de Liv, la femme de l’architecte, incarnée par Sidse Babett Knudsen. «Au début des années 1980, seuls les hommes avaient des positions de pouvoir. Il se trouve que von Spreckelsen était toujours accompagné de sa femme. Quand je faisais des films sur l’architecture, je voyais souvent la collaboratrice, ou la femme de l’architecte, et je me disais alors qu’il semblait flagrant que si elle partait, il se perdrait. J’ai construit le couple comme ça. Si elle n’est pas là, il tombe. Ce n’est pas quelqu’un qui est à son service, mais qui lui donne le change, qui a autant de caractère que lui.»
Le film introduit un autre personnage: l’arche, qui, avant de se voir affublée de cette dénomination, est rêvée par l’architecte comme un cube. «Quand on fait un film sur un type obnubilé par une forme, il s’agit de l’avoir tout le temps à l’esprit. Il y a des cubes partout dans le film, à commencer par le format de l’image. Je me suis amusé à penser dans un cube, ce fut très structurant.» Restait à trouver la solution pour faire exister sur grand écran ce chantier pharaonique dans toute sa grandeur. «Ce n’est pas évident de filmer un chantier, c’est long, et le film se déroule dans un temps resserré. On a dû choisir des moments. Et je voulais qu’on ressente le gigantisme, et l’écrasement que ça représente. Le vertige de von Spreckelsen, il fallait qu’on l’éprouve. Nous n’avions pas les moyens de tout reconstituer, ni réellement ni numériquement, et puis, ce n’était pas quelque chose qui m’attirait beaucoup. On est parti de quelques photographies existantes, dans lesquelles on a incrusté les personnages, puis on a animé la photo. Pour les plans serrés, on n’a reconstruit que ce qu’il y avait directement autour. Ça nous a permis de rester dans le budget, et d’avoir un ancrage dans la réalité auquel je tenais.» L’autre défi, c’était de reconstituer l’époque, sans tomber dans le fétichisme. «Comme quand Michel Fau joue Mitterrand, il ne faut pas imiter, mais évoquer. Par exemple en se tournant vers certains décors immuables comme l’Elysée et les Champs-Elysées. Ce que j’aime bien, c’est que les années 1980 nous parlent d’aujourd’hui presque par défaut. Mitterrand avait une vision politique forte que l’on voit dans le film, il a fait des choix audacieux. Le film raconte le basculement de la fin du romantisme au début d’une ère libérale pragmatique, dans laquelle on est toujours. La différence avec le manque de vision que l’on observe aujourd’hui est criante.»