Le Grand Bain: « Face à des acteurs hilares, j’ai dû ordonner tout en gardant le désordre »
L’élan collectif transcende la dépression individuelle devant la caméra de l’acteur Gilles Lellouche: une poignée de quadras en crise reprend goût à la vie par l’improbable truchement de la natation synchronisée dans son Grand Bain, comédie chorale à la croisée des genres et des inspirations. Entretien.
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« Je ne suis absolument pas autorisé à vous en parler. Je repars ce soir tourner au Cap Ferret , et je crois que si j’en parle je vais me prendre un coup de couteau dans l’omoplate. » À Cannes, en mai dernier, Gilles Lellouche assure la promo de son nouveau long métrage en tant que réalisateur alors même qu’il est occupé à tourner du côté de la Gironde la suite des Petits Mouchoirs de Guillaume Canet en tant qu’acteur. Mais là-dessus motus, donc. Après tout, tant mieux, puisqu’avec son Grand Bain, il signe un film choral autrement plus intéressant que cet ersatz contemporain et pleurnichard du cinéma de Claude Sautet.
Le Grand Bain est en fait votre deuxième long métrage en tant que cinéaste. Il y a quatorze ans, en effet, vous coréalisiez Narco avec Tristan Aurouet. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de remettre la main à la pâte?
Je crois tout simplement que j’ai mis du temps à en faire un deuxième parce que cette première expérience avait été assez douloureuse à l’époque. Tout m’avait semblé très laborieux, très fastidieux, très complexe à mettre en oeuvre. Alors que là, j’ai vraiment eu l’impression de flotter avec mes acteurs. L’écriture du Grand Bain a pourtant été relativement longue. Elle a duré à peu près deux ans et demi. C’est un projet qui demandait beaucoup d’énergie. Afin de réunir tous les comédiens, déjà. Et puis le tournage s’est quand même étiré sur quinze semaines et demie, ce qui est relativement rare en France. Il fallait diriger tous ces gens de façon collective dans une piscine extrêmement bruyante. Mais voilà, chaque jour je m’étonnais de ne pas sentir l’effort, de ne jamais être fatigué. D’avoir toujours le même entrain, la même envie. Cette espèce d’enthousiasme permanent et de joie à aller travailler m’a un peu scié compte tenu de ce que j’avais ressenti il y a quatorze ans.
Ça demande beaucoup de rigueur d’orchestrer un film choral comme celui-là?
Ça demande une rigueur particulière, oui. Ça fait appel à quelque chose qui vous dépasse un peu, c’est-à-dire que je ne suis pas du tout autoritaire dans la vie, par exemple. Là, il fallait que je le sois mais tout en préservant un certain élan de mon équipe et de mes acteurs, qui prenaient énormément de plaisir à se voir tous les jours et à tout partager. Donc vous vous retrouvez face à un groupe souvent hilare que vous devez ordonner tout en le gardant désordonné (sourire). Il faut que ça reste un joyeux bordel tout en étant une machine qui avance et un film qui se fait. C’est quelque chose que je connais bien en tant que comédien, évidemment. Il y a des tournages qui durent sept semaines et qui m’épuisent, et puis celui-là j’ai eu le sentiment que j’aurais encore pu continuer trois mois comme ça. Je crois que ça m’a fait du bien de ne pas faire l’acteur, aussi. Réaliser, ça m’a mis un peu en vacances de moi-même.
Côté casting, est-ce qu’il y avait un peu l’envie de faire un film de copains?
À part Guillaume Canet et Benoît Poelvoorde, qui étaient déjà dans Narco, ce ne sont pas mes copains. Je ne connaissais pas du tout Leïla Bekhti, Virginie Efira, Jean-Hugues Anglade, Philippe Katerine… Le casting s’est vraiment dessiné avec Mathieu Amalric. Je suis depuis toujours fou d’admiration pour son travail d’acteur mais aussi de réalisateur. Et puis on a fini par travailler ensemble. C’était sur le film de Jean-Paul Rappeneau, Belles Familles. J’étais justement en train d’écrire Le Grand Bain à ce moment-là. Je me suis dit que je devais tenter ma chance et je lui ai parlé de mon projet. Un an et demi après, je lui ai envoyé un texto en lui demandant s’il aurait un moment à m’accorder pour prendre un café. Il m’a répondu du tac au tac: « Bien sûr. Est-ce qu’il faut que je vienne en maillot de bain? » À partir de là, tout s’est ouvert.
Le film débute sur un montage assez frénétique et très visuel qui fait état d’une contradiction géométrique entre le rond et le carré. D’où est venue l’idée de cette intro très peps qui résume en quelque sorte les enjeux du film?
J’avais d’abord écrit une version du Grand Bain où je racontais en flash-back la dépression du personnage de Mathieu Amalric, et c’était très alambiqué, ça sortait complètement de l’histoire. On partait tout à coup dans quelque chose d’extrêmement névrosé, d’hyperrapide aussi, mais qui faisait un peu gadget. Donc je me suis demandé: comment est-ce que je peux réussir à faire une espèce de parabole autour de la dépression? J’ai simplement réfléchi à la natation synchronisée, qui correspond à l’image d’un rond dans un carré quand ils exécutent leurs figures dans le bassin. Je suis parti de ce principe, en dissociant le rond et le carré, et en disant voilà, au début de notre vie tout est rond, tout est doux, tout est aimable, et puis dans un second temps intervient hélas le carré, les déceptions amoureuses, les règles, la loi, la perte de ses proches, de son père, de sa mère, de ses idéaux… On rentre alors dans la phase où le bébé n’est plus absolument lisse mais devient écorché.
Pourquoi avoir eu envie de parler de la dépression?
Je ne vous apprends évidemment rien en disant qu’on est quand même de plus en plus dans une société individualiste, où on est de moins en moins curieux de la vie des autres, et je trouve que, collectivement, ça bouche un peu les perspectives, ça amène une tristesse diffuse. Par ailleurs, j’ai toujours été assez admiratif des gens qui vont faire du sport amateur, genre un match de foot à quinze kilomètres de chez eux dans un petit club avec un stade tout pourri. Il pleut, on est au mois de février, et les mecs eh ben ils y vont! Je pense que là, on dépasse le cadre strict du sport. Il y a quelque chose qui relève du groupe, du plaisir de voir les autres, de partager un truc avec des types que tu connais à peine, qui viennent parfois de milieux sociaux très différents. Voilà comment est née l’idée du film. Il me semble que tant qu’on sort de chez soi et qu’on fait un effort, on n’est pas totalement perdu (sourire).
Vos personnages sont très typés, même s’ils ont comme point commun d’être tous des losers. Vous avez le sentiment d’avoir mis un peu de vous dans chacun d’entre eux?
Bien sûr. Et puis ce sont chaque fois mes mots. Il y a des choses que j’ai piochées directement dans ma vie personnelle, et puis il y a des choses que j’ai observées, parfois avec un peu de mélancolie ou de chagrin, autour de moi. Par exemple, quand j’étais jeune et que j’ai commencé à suivre des cours de théâtre, j’avais des copains qui voulaient être acteurs mais qui ont eu des parcours plus chaotiques, voire inexistants. Et qu’est-ce que vous faites quand vous avez 45 ans, que vous avez dédié votre vie au théâtre ou au cinéma et que ça ne vous sourit pas, que vous avez tout misé sur le rouge et que c’est le noir qui sort? Qu’est-ce que vous faites avec votre ambition? Qu’est-ce que vous racontez à votre femme, à votre fille, au monde? Un acteur qui ne travaille pas, c’est quelqu’un qui n’a aucune identité sociale. Tu dis: « Je suis acteur. » « Ah bon, tu joues dans quoi? » « Dans rien. » Eh ben, tu n’existes pas. Ça m’a inspiré le personnage de Jean-Hugues Anglade. J’ai aussi vu un docu qui m’a énormément marqué il y a une dizaine d’années et qui s’appelle Anvil, sur un groupe de heavy metal qui a vécu une espèce d’anti-success story mais qui continue quand même malgré tout à aller faire des petits galas minables dès qu’il peut pour perpétuer son rêve. J’aime bien cet esprit-là. Et j’ai essayé de distiller ça dans le film. Moi, j’ai une part très enfantine comme le personnage de Philippe Katerine mais aussi une part complètement couillonne, menteuse et macho comme le personnage de Benoît Poelvoorde. On est tous faits de mille facettes. C’est pour ça aussi que j’avais envie d’avoir plusieurs tons dans le film: comique, dramatique, social… Parce que la vie est comme ça.
Dans le film, il y a une sorte de parodie d’entraînement à la Rocky, il y a également un côté film de casse à l’américaine quand ils vont piquer les tenues au magasin, on retrouve même l’idée des ballets aquatiques qu’il y avait dans les productions hollywoodiennes des années 30 de Busby Berkeley par exemple, et puis il y a quelque chose du cinéma social anglais aussi… Est-ce que vous aviez consciemment envie de faire dialoguer les différents genres de cinéma que vous aimez?
C’est-à-dire que j’ai fait le film que j’avais envie de voir. Ni plus ni moins. Dans Narco, beaucoup de références avaient imprégné la réalisation de manière très soulignée. C’était presque du pillage. Il y avait certains plans des films des frères Coen que j’avais vraiment calqués au centimètre près, ce genre de choses. Donc pour Le Grand Bain, je me suis complètement interdit de voir ou de revoir des films de sport qui soient dans cet esprit-là. J’ai simplement fait appel à mes envies de cinéphile en puisant dans ce qui a nourri mon imaginaire adolescent. C’est-à-dire les films de compète comme les Flashdance, Karaté Kid, Dirty Dancing, Rocky évidemment avec ce passage obligé de l’entraînement sur un hymne musical, en imaginant que ces personnages ont forcément été des ados dans les années 80, et donc ont eu des rêves dans les années 80, et que ces rêves ont été bercés et nourris par ces musiques-là. Pour ce qui est du casse, oui, c’est un moment ridicule que j’essaie d’ampouler à l’américaine, comme ils savent si bien le faire, avec des ralentis et des travellings qui accompagnent le geste de façon excessive. Je fais mon mini-Tarantino de Melun, parce que ça me fait marrer d’un coup de gonfler un tout petit événement dans le film, à savoir le vol de cinq maillots de bain pour lequel ils se font de toute façon immédiatement gauler.
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